Em de Kim Thuy
Après Ru (2009), après Mãn (2013), après Vi (2016), Kim Thuy publie Em en 2020. Mêmes titres courts en harmonie avec la langue vietnamienne composée de monosyllabes, mêmes structures en courts chapitres, mêmes sources – le pays natal – et même éditrice française Liana Levi.
Si le premier opus Ru est assumé comme autobiographie (cf. site), les deux suivants ont pour titre un prénom féminin et sont assumés par une narratrice féminine distincte de Kim Thuy. Ils sont donc plus nettement romanesques, même s’ils sont irrigués par l’expérience de l’exil, de l’identité à se construire entre deux cultures.
Em n’est pas le prénom d’un personnage féminin. Il ne désigne pas non plus une personne de sexe féminin. Si vous êtes déjà allé au Vietnam, souvenez-vous de la façon dont sont appelés les serveuses et les serveurs des restaurants – em ơi – soit l’équivalent de jeune fille ou jeune homme.
L’épigraphe du roman éclaire la polysémie de ce terme.
« Le mot em existe en premier lieu pour désigner
le petit frère ou la petite sœur dans une famille ;
ou le plus jeune, ou la plus jeune de deux ami(e)s ;
ou la femme dans un couple.
J’aime croire que le mot em est l’homonyme
du verbe aimer en français, à l’impératif : aime.
Aime. Aimons. Aimez. »
Cette épigraphe me rappelle inévitablement le jeu auquel nous nous livrons, la mère d’Anh Tu (Préfassienne 2014) et moi-même, lorsque nous nous rencontrons à Hanoi. Comme je suis plus âgée que Don [Zeun phonétiquement], je suis sa grande sœur chị, et elle ma petite sœur em Zeun !
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Le récit commence avec le caoutchouc, – titre du premier fragment – « l’or blanc qui coule des saignées pratiquées sur les hévéas ». Lui succèdent les fragments titrés Alexandre / Mai / Coolie / Alexandre et Mai / Tâm, Alexandre et Mai / Tâm et la nourrice / La servante et Alexandre / France.
On pense à la comptine marabout, bout de ficelle, selle de cheval…
L’enchâinement des titres évoque une sorte de concaténation[1] constituée d’anadiploses[2]. C’est dit ! Moyen pour l’écrivaine de faire percevoir le contexte et les relations entre les personnages.
Dans les premières pages, on est en Indochine avant 1954. Les propriétaires de plantations – comme Alexandre – exploitent les coolies – comme Mai. « Mai avait la peau cuivrée des coolies, et Alexandre la posture du propriétaire roi en son domaine. Alexandre a rencontré Mai dans la colère. Mai a rencontré Alexandre dans la haine. »
Mais voilà, Mai est tombée amoureuse d’Alexandre. « Dans ce lieu de proximité et de rivalité, la naissance de Tâm, l’enfant du maître te de son ouvrière, de deux ennemis, avait pourtant quelque chose de banalement ordinaire. »
La nourrice est venue de My Lai à quinze ans comme servante chez Alexandre. Fille-mère, elle a dû laisser son enfant grandir loin d’elle. Puis elle est devenue la nourrice de la petite Tâm privée de ses parents par la guerre.
D’ellipse en ellipse, on suit Tâm au lycée, Tâm et la nourrice à Saigon, Tâm et la nourrice à My Lai, Tâm sans la nourrice. On arrive à la « guerre du Vietnam », « la guerre américaine » selon les Vietnamiens. Des instantanés montrent la barbarie : le viol, le meurtre d’une jeune femme tenant son bébé dans ses bras. Mais aussi Tâm sauvée par un pilote d’hélicoptère. « Le pilote a vu la vie. L’appareil est descendu jusqu’à Tâm, l’a extraite des cadavres baignés de lumière. L’homme l’a soulevée en tirant sur sa blouse mouillée, tachée d’images indélébiles. Il est remonté avec elle, au bout de son bras, en ligne directe vers le ciel. »
La trame romanesque est coupée de temps à autre par des fragments linguistique, historique ou socio-politique dont les titres sont imprimés en italique gras : France, Points de vue, Hélicoptères, Opération Babylift, Bunny, Vernis à ongles…
France énumère une liste de mots français passés en vietnamien, utilisés quotidiennement :
café, cà phê
gâteau, ga tô
bière, bia
moto, mô tô…
En avril 1975, « le président Gérald Ford débloque deux millions de dollars pour sortir du Vietnam les orphelins nés de soldats américains. C’est l’opération Babylift. »
Kim Thuy a quitté le Vietnam où elle est née en 1968 après la chute de Saigon en avril 1975. Pour composer son récit, elle est allée à la rencontre de témoins, elle a visionné des vidéos et des photos. Dans le fragment liminaire – Un début de vérité – elle s’excuse presque de parler encore de la guerre. Elle annonce vouloir « nous raconter la vérité ou du moins des histoires vraies, mais seulement partiellement, incomplètement. »
Pas de gras chez Kim Thuy. Des récits, des réflexions brèves, des informations, des allers-retours entre le passé et le présent, qui finissent par former un tout cohérent.
« Si votre cœur se serre à la lecture de ces histoires de folie prévisible, d’amour inattendu ou d’héroïsme ordinaire, sachez que la vérité entière aurait très probablement provoqué chez vous soit un arrêt respiratoire, soit de l’euphorie. »
Effectivement le cœur se serre.
R.H. juillet 2023
[1] La concaténation est une succession d’anadiploses
[2] Du grec anadiplosis (de ana, en sens inverse ou de nouveau et diploos, double), c’est une figure qui consiste à reprendre le dernier mot d’une proposition au début de celle qui la suit.