Les Os des filles de Line Papin
Les os des gens
« On enterre les gens dans une tombe à leur taille pendant trois ans, au Vietnam. Puis, ce délai passé, la chair évaporée, on transvase dans un coffret plus chétif ce qu’il reste du corps : les os. Les cimetières sont donc faits de petits coffres d’os. Ce sont eux qui demeurent, singuliers. Le premier cercueil est temporaire, public, il ne sert qu’à désosser et reçoit, tous les trois ans, différents morts. C’est un lieu de repos passager. Ensuite, dans l’unique boîte, il n’y aura plus que les os propres, comme si la chair importait peu, modifiable telle qu’elle est le long d’une vie, tantôt fraîche, tendre, lisse, tantôt ridée, malade, tavelée, douce, serrée, tantôt rêche, distendue, tantôt cisaillée, tantôt… À la fin, il n’y a plus que les os qui s’entrechoquent. »
Ainsi commence le premier chapitre intitulé « Paix », du troisième roman de Line Papin publié en 2019. Il évoque aussi des coutumes que nous avons découvertes lors de nos nombreux séjours au Vietnam depuis presque vingt ans. Il prend un sens prémonitoire à la relecture.
Dans ce premier chapitre, la narratrice retourne une nouvelle fois à Hanoï, pour « tenter de réconcilier le passé et le présent, les deux continents et les membres souffrants. » Dans sa poche, le médaillon posé sur son poignet à sa naissance : « Je suis le bébé numéro 396 de cet hôpital vietnamien miteux, de ce 30 décembre 1995. Et je reviens comme chaque fois, le bébé de qui ? Le bébé de personne, le bébé de tous les voyages que j’ai fait seule pour en obtenir la réponse. Aujourd’hui, je reviens en paix, clore le chapitre de cette histoire. »
Premier continent, l’Asie, le bonheur, le soleil
Aux origines de Line, un village proche de Hanoï où sont nés le grand-père – Trang – et la grand-mère – Ba en vietnamien –. Des rizières dans lesquelles on travaille dur. 1945, 1946, la première guerre d’Indochine. Le chef du village a deux femmes et six enfants. 1961, à vingt ans, l’un de ses fils -Trang – veut devenir professeur d’histoire et de littérature à l’école du village. Cette année-là, Ba a seize ans et veut apprendre à lire, à élargir ses connaissances. Elle tombe amoureuse du jeune professeur. Ils se marient. Ba donne naissance à trois filles, les trois H[1].
1968, seconde guerre d’Indochine, Trang est muté à Hanoï. Ba reste au village avec les trois filles. Trang revient de temps à autre sur son vélo. La guerre finie, la famille est réunie à Hanoï. Années 80, la ville et le pays, sous embargo, se remettent de leurs blessures et de la pauvreté. Les filles étudient avec application. Un jour, la seconde H rencontre un touriste français dans une boutique. Coup de foudre. Les parents de Line Papin viennent de se rencontrer. Le mariage suit et la naissance du premier enfant – un garçon – en 1994 en France, puis celle de Line en 1995 à Hanoï. Un accident !
« L’accident, c’est une seconde poche d’eaux. Quand on ne l’a pas mesuré, que l’on forme soudain soi-même un être qui traversera la vie, c’est endosser de bout en bout, sans jamais pouvoir s’en décharger, sa petite poche d’os, de la première à la dernière. »
Mais « la petite déboule dans cette vie avec une joie immense ». Jusqu’à ses dix ans, elle vit d’abord en harmonie avec la grande famille vietnamienne sous le toit de Ba et du grand-père, avec les tantes, les oncles. Ba raffole de cette première petite-fille à qui elle consacre beaucoup de temps et donne beaucoup d’amour. Mais « l’époux français de la seconde H » supporte mal la promiscuité familiale. La micro-famille déménage au 501 rue Kim Ma, dans une résidence habitée par des expatriés. Les grands-parents habitent tout près. La vie est encore belle pour Line, quand le départ pour la France est annoncé.
« Ce fut très soudain. Comme ça, un après-midi, le cordon ombilical se rompait. […] Quelque chose s’échappait, oui, votre liquide d’amour, peut-être, quelque chose se déchirait. »
Deuxième continent, l’Europe, la maladie, la grisaille
Installation en Touraine puis à Paris. Le malaise grandit. « La fillette ne sourit plus. Elle est sur son banc et la neige de Paris tombe. […] La troisième guerre dut commencer. Cette guerre n’était pas extérieure, mais il y avait autant de bombes, d’os et de morts que lors des deux premières. La petite-fille est entrée en guerre contre ses aînées. […] Elle est entrée en guerre contre elle-même, tout simplement. »
Elle s’isole, ne mange plus, n’a plus de goût à rien. Elle doit être hospitalisée. Une nuit, elle « touche la douane de la mort. » Puis le désir de vivre l’emporte. Elle a dix-sept ans. C’est le « cessez-le-feu » puis « l’armistice », titres de deux chapitres qui continuent à filer la métaphore guerrière.
La réconciliation entre le passé et le présent, les deux continents
Après l’écriture de deux premiers romans fictionnels, Line Papin explique la nécessité d’écrire un roman plus intime… un récit autobiographique, « afin de réparer avec l’écriture, peut-être, des choses irréparables. »
« Les Os des Filles est l’histoire de trois femmes : Ba, sa fille et sa petite-fille – ma grand-mère, ma mère et moi-même. L’histoire commence dans les années 1960, pendant la seconde guerre d’Indochine, sous les bombes d’un village vietnamien. Seule, Ba y élève ses trois filles, avec l’intention de monter à Hanoï, la capitale, pour s’extraire des conditions de vie misérables. Si elle y parvient, le quotidien de cette famille est toutefois brisé en 2005 par le départ des filles en Occident. Tandis que la grand-mère reste à Hanoï, sa fille s’installe en France avec sa petite-fille. Cette dernière, arrachée à sa terre natale, garde dans son corps le souvenir des guerres, des famines et des bombes. Quand l’enfant tombe malade, quelques années plus tard, à l’hôpital où elle se retrouve, son corps fatigué se rappelle les combats d’une grand-mère pour survivre. »
Line Papin a 24 ans lorsque ce récit est publié chez Stock en 2019. Elle est donc une toute jeune écrivaine. Et l’on salue d’autant plus la distance qu’elle a su créer, à elle-même et aux autres.
Pas de pathos, une certaine idéalisation de la vie hanoïenne sans doute, mais une nette retenue dans l’évocation des années noires.
On s’interroge sur la distance particulière qu’elle entretient avec le père, rarement désigné par ce terme mais par la périphrase « le jeune français ». Et avec la mère, « la deuxième H ». Il semble que tout son amour ait été absorbé par Ba, la grand-mère tant aimée.
« Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à me figurer un visage quand je prononce ce mot si commun aux autres, si facile aux autres, “maman” ? Pourquoi suis-je née si seule, ai-je grandi si seule ? » Un livre, et peut-être d’autres, pour comprendre.
Régine Hausermann, juillet 2023
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[1] Il est en effet très fréquent que les prénoms des filles commencent par H au Vietnam.
Si vous prenez une liste de classe en France, le H est situé au milieu. Au Vietnam, le H arrive dès le premier quart ! Les étudiant·es sont classé·es non pas selon leur nom mais selon leur prénom car on compterait trop de Nguyen, de Tran, de Lê… mais il faut dire que l’on compte aussi de nombreuses Ha, Hai, Hoai, Hoai Anh, Huyen…