Kim Thuy, entre deux mondes : Ru Mãn et Vi

Kim Thuy - Entre deux mondes

Kim Thúy est née à Saigon en 1968, pendant l’offensive du Têt. Dix ans plus tard, avec sa famille, elle fuit le Vietnam et arrive en Malaisie. « La Croix-Rouge avait construit des camps de réfugiés dans les pays voisins du Vietnam pour accueillir les boat people, ceux qui avaient survécu au voyage en mer. »

Dès son premier roman, Ru publié en 2009, la narratrice trouve son style : courts fragments de passé enlacés à des fragments de présent, la vie d’avant à Saigon tressée à celle du Québec, l’Orient éclairant l’Occident, ou l’inverse ; récit à la 1ère personne affranchi de la chronologie ; concision, pudeur et poésie.
L’analyse de cet ouvrage figure dans la rubrique Autobiographie, ce qui est partiellement faux comme l’explique Kim Thuy plus bas… ce qui est partiellement juste aussi. C’est pourquoi nous ne changerons pas le classement adopté initialement.

Ru – qui signifie «petit ruisseau» en français, et «berceuse» ou «bercer» en vietnamien – rend hommage à tous les gens qui l’ont nourrie, qu’elle a croisés, Vietnamiens ou Québécois. Sa mère dure, aimante, qui tient un grand rôle. Oncle Deux, l’excentrique. Jeanne, « notre fée en maillot et collant rose ». Madame Girard, la blonde platine qui « avait engagé ma mère pour faire du ménage chez elle, ne sachant pas que ma mère n’avait jamais tenu un balai dans ses mains». Monsieur Ming, qui lui a parlé «de littérature, de la beauté des mots».

Kim Thuy - Ru

Après le succès de Ru, Kim Thuy publie Mãn en 2013. Titre monosyllabique à nouveau, comme tous les mots vietnamiens. Narratrice féminine asiatique à nouveau : « Je m’appelle Mãn, qui veut dire « parfaitement comblée » ou « qu’il ne reste plus rien à désirer » ou « que tous les vœux ont été exaucés ». Je ne peux rien demander de plus, car mon nom m’impose cet état de satisfaction et d’assouvissement ». Mãn raconte ses déchirements entre les valeurs confucéennes et celles de l’Occident, le respect des traditions, des ancêtres et le désir d’être la maîtresse de son destin.

Kim Thuy - man

Dans Vi, publié en 2016, Kim Thuy creuse le même sillon. Cette fois, la narratrice s’appelle Vi, « minuscule et précieuse » mais la trajectoire est la même. Pas tout à fait, car le récit d’apprentissage passe par des expériences plus violentes, plus radicales. Les fragments narratifs ont d’ailleurs tendance à s’allonger.
Il est difficile d’exister comme individu au Vietnam, c’est pourquoi le parcours de Vi ne se déploie qu’après une trentaine de pages consacrées aux ancêtres et à Hà, l’amie de sa mère, exilée elle aussi, qui aura sur Vi une influence émancipatrice.
Nouveauté : les chapitres portent des titres qui nous emmènent autour du monde. Du Mékong à Hanoi, Saigon…mais aussi Beijing, Kobé, Québec, Rome, Copenhague, Manhattan…
Le monde s’ouvre devant la jeune fille : voyage physique et intérieur, qui la rend plus audacieuse, plus humaine. Elle ose braver les interdits liés à ses origines : elle refuse de suivre les études décidées par sa mère, elle perd sa virginité dans les bras de Tân, un bel étudiant, viet kieu1 comme elle. Scandale ! Elle est convoquée par les parents de Tân : « Pense à la gratitude que tu dois à ta mère avant de continuer à l’humilier ainsi. » Stupeur ! Tân est d’avis qu’une fille de bonne famille ne se donne pas ainsi. » Pour sauvegarder ce qu’il reste de convenances, les fiançailles sont célébrées.
Etudiante en droit, Vi partage un appartement avec Tân et Jacinthe qui « portait des décolletés et des talons vertigineux avec le naturel des femmes féminines féministes ». Tân ne supporte pas les gens avec qui elle travaille, qui viennent quelquefois faire la fête. Le jour où il reproche à Vi d’avoir négligé l’anniversaire de mort de son arrière-grand-père, Jacinthe le chasse. Seule, Vi va rendre les bijoux de fiançailles aux parents de Tân. D’ailleurs Hà lui avait fait promettre de ne pas se marier avant trente ans. Pour qui connaît les coutumes vietnamiennes, le comportement de Vi est d’une audace folle. Aujourd’hui encore.
Quelques amours et quelques années plus loin, Vi tombe amoureuse de Vincent à Hanoi où elle est en poste. « À travers cette histoire d’amour, je voulais parler de la colonisation, mais pas juste de son mauvais côté, qu’on met souvent en lumière. Et c’est vrai que dans tout rapport de force imposé, le mal apparaît fortement. Mais il y a aussi à travers ça de la beauté, de l’humain. »
On se pose évidemment la question de l’autobiographie. A laquelle Kim Thuy répond avec enjouement : « Je n’invente rien. Ce livre-là n’est pas mon histoire. Je prends l’excuse de raconter «à travers moi» l’histoire de tous ces gens que j’ai croisés. Vi est celle que j’aurais aimé être ! »

Kim Thuy - VI

Pourtant les trois romans sont irrigués par l’expérience de l’exil, de l’identité à construire entre deux cultures. Ils témoignent des souffrances et des luttes, des victoires et des joies. Ils sont porteurs d’espoir pour tous les exilés, tous ceux qui sont contraints à recommencer leur vie.

Au commencement était le Verbe. Kim Thuy l’affirme dans une vidéo proposée par la Libre Belgique où elle parle, en compagnie de Gaël Faye, de la nécessité d’écrire, du pouvoir de la littérature de retisser des liens avec des mondes perdus.
Très volubile, parlant avec les mains – ce qui n’est pas du tout vietnamien –, Kim Thuy explique comment la langue française et les livres lui ont appris à devenir libre.
« Au Québec, en classe, les professeurs nous demandent sans arrêt : « Qu’est-ce que tu en penses ? ». Ce qui n’est pas du tout le cas au Vietnam ! »

1 Vietnamien de la diaspora

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