Mission 13 – Lettre de Hanoï N°1
Automne 2019
Deux semaines en octobre
● Thu Ha, Ngoc Lan, Bich, Canh Linh, Dang Thuy, et les autres…
Samedi 5 octobre, 6h30
Thu Ha m’attend à l’aéroport. Les larmes aux yeux, elle me tombe dans les bras. Nous avons appris à nous connaître pendant l’été.
Elle est rentrée depuis presque deux mois et a repris son rythme de vie intense : moto, boulot, dodo. Mais son séjour lui a fait du bien, comme elle l’explique dans son journal, en ligne sur le site de Préfasse. Une de ses amies la trouve transformée !
La voiture de l’université roule vite. Il est encore tôt et les rues ne sont pas encore encombrées. Thu Ha a garni mon frigo, elle m’installe la carte Sim, indispensable à la communication avec mes ami.e.s et collègues. Nous vérifions les branchements dans la chambre : la télé, la clim, la Wifi. Tout fonctionne. Pour le bureau, je verrai lundi.
Ngoc Lan arrive peu après et toutes deux vont chercher les deux gros sacs que je laisse ici et d’où je sors des assiettes, des verres, des bols… Elles m’aident à m’installer. Puis Thu Ha nous quitte pour commencer sa journée de cours. Elle ne s’arrête que le dimanche !
Dang Thuy, Bich et Canh Linh arrivent en même temps. Embrassades et bavardages. Elles m’apportent des fruits, du café, des gâteaux et des soupes. Anh Tu arrive un peu plus tard. Elle vient de l’hôpital où elle est allée en consultation pour une extinction de voix. La troisième depuis la rentrée. Elle incrimine la pollution, particulièrement agressive à Hanoï. Elle range dans le frigo les jus d’orange et la glace qu’elle a apportés.
Nous partons dans la voiture de Dang Thuy pour le premier bun cha dans un restaurant que je connais. Le ciel se couvre à toute allure et un violent orage éclate. Les parasols sont renversés et les petites tables de plastique rincées. Au retour, embouteillage monstre sur l’avenue Cau Giay. Un arbre barre la chaussée alors que chaque motocycliste et chaque automobiliste prétend passer le premier ! L’eau tombe en cataracte de la voie de métro en construction depuis sept ans. Les motos évitent les surfaces inondées. Enfin on passe !
Je fais la sieste car le voyage a été long depuis que j’ai quitté Grenoble, la veille à 6h du matin. Après une bonne nuit, je me sens mieux et sors pour quelques courses dans le quartier. Dang Thuy passe me voir. Elle est rassurée de constater que mon visage est reposé ! Je devais avoir mauvaise mine !
Elle suggère une sortie entre ami.e.s à Pu Luong un site nouvellement valorisé, qui supplante Mai Chau, un peu trop touristique aujourd’hui. Oui mais il faut concrétiser dès maintenant ! D’accord.
● Premiers contacts avec les étudiant.e.s
Démarrage rapide après la rencontre du lundi matin avec l’équipe de direction pour fixer les lignes de ma 13ème mission.
► Dans les classes de 2ème année
Je commence dans la classe de 2AF1, une classe de « faux débutants » comme on dit maintenant, depuis que le recrutement se fait essentiellement avec des débutant.e.s. Les documents étudiés – abandon des manuels cette année dans les classes de 2ème année – portent sur le travail : lettre de motivation et CV. J’apporterai un peu d’oxygène lors des séances préparatoires à Plaisir de Dire qui ont plusieurs objectifs : travailler la prononciation, dire avec expressivité et comprendre les textes.
Je sélectionne des poèmes sur le travail pour les quatre classes : Le laboureur et ses enfants de la Fontaine s’impose ; puis je découvre sur Internet un texte de D’Aubigné présentant un triste laboureur dont le dos est cassé. Intéressant pour réfléchir sur les aspects contrastés du travail ! Je complète le corpus avec Le temps perdu de Prévert :
Devant la porte de l’usine
le travailleur soudain s’arrête
le beau temps l’a tiré par la veste…
Pour la classe F1, je choisis un texte plus difficile – Melancholia de Victor Hugo – qui pose la question du travail des enfants aux 19ème s. et aujourd’hui.
Mes interventions sont facilitées par mon nouvel ordinateur qui pèse moins d’un kilo et que je peux transporter pour illustrer les textes grâce aux images sélectionnées à l’avance.
► Lancement de Plaisir de Dire en 1ère année
La promotion compte huit classes d’une vingtaine d’étudiant.e.s dont je fais le tour la semaine du 14 au 18 octobre. Les cours ont commencé fin août et les étudiant.e.s ont déjà quelques acquis mais je sélectionne des textes plutôt faciles.
Sur les thèmes de l’amour et de Paris, je trouve des ressources du côté de Prévert, Apollinaire, Carco et Desnos. On se promène dans Paris grâce aux images : sur la Seine, au pont Mirabeau, au pied de Notre-Dame, rue de Bagnolet, à Belleville et la Goutte d’or, rue de Grenelle et rue de la Paix…
L’accueil est contrasté. Certaines classes sont enthousiastes. D’autres plus pondérées et deux franchement « lourdes ». A suivre.
► Barbara en classe de Didactique
Les étudiant.e.s de cette classe de 4ème année ont le projet de devenir enseignantes de français, d’anglais, journaliste ou avocat . Leur professeur m’a demandé d’intervenir chaque semaine sur des activités en rapport avec leurs futures fonctions. Pourquoi ne pas commencer par la lecture expressive ? On va se balader du côté de Brest, sous la pluie…
● Observations de classe et séminaires
► Quatre matinées d’observation en 2ème année ont conduit à des discussions avec les professeures sur leurs pratiques et une évaluation du dossier consacré au travail.
► Séminaires « d’ouverture » du jeudi après-midi
Après concertation, nous avons convenu de commencer par l’actualité dans le domaine éducatif : réforme du bac et du lycée, Parcoursup et l’orientation des lycéen.ne.s, les ressources des universités et les frais d’inscription des étudiant.e.s étranger.e.s.
Les professeures ont souhaité travailler en groupe pour présenter les informations sous forme d’exposé-débat afin de développer leurs capacités argumentatives pour elles-mêmes et leurs étudiant.e.s. Une difficulté tient à la disponibilité des textes sur Internet. Je suis donc invitée à alimenter les professeures en tant qu’abonnée de trois médias français auxquels j’ai accès en ligne.
Les autres sujets d’actualité sont en cours de sélection.
Lors du premier séminaire, j’ai présenté un ouvrage récent de Philippe Claudel que j’ai lu entre Grenoble et Roissy : Inhumaines 2017, sous-titré Roman des mœurs contemporaines.
Un roman composé de vingt-cinq courts chapitres mettant en scène un narrateur-personnage décrivant des comportements post-humains avec le plus grand naturel : touristes s’amusant à faire chavirer des barques remplies de migrants, le mariage d’un homme et d’une ourse, riches en excursion dans un parc à pauvres…
Une dystopie maniant l’humour noir pour stigmatiser la dépravation des mœurs, l’obsession du sexe, l’indifférence aux autres, l’individualisme, le conformisme et le formatage des esprits par la toute puissante Entreprise. Inconvenant et saisissant.
Travaux pratiques lors du deuxième séminaire : lecture expressive du chapitre 24 d’Inhumaines intitulé « Discrimination positive » dans lequel le mari installé dans le lit conjugal, et bien réveillé, tient un discours sur la politique de l’Entreprise à sa femme qui voudrait dormir. Désopilant et choquant. Le travail préparatoire des professeures consistait à repérer qui parle ou raconte dans le texte composé de phrases courtes et sans autre signe de ponctuation que le point. Beaucoup d’engagement de la part des huit professeures présentes.
« Cela ne peut plus durer. Nous allons droit dans le mur. Nous ne pensons qu’à nous-mêmes, qu’à nos pavillons, nos barbecues du samedi, nos placements défiscalisés, nos SUV, nos soins du visage. Notre société n’en est plus une. Nous sommes des îlots posés côte à côte. Nous vivons barricadés. Nous ne regardons pas les autres. Nous ne regardons pas l’Autre. Tu peux éteindre. Je te parle de choses sérieuses. J’ai sommeil. Je te parle de nous. Ma femme bâillait. Ostensiblement. C’est étrange un être humain qui bâille. Même quand il s’agit de notre femme. On songe toujours à l’hippopotame. » Première page du chapitre
► Ateliers pédagogiques du lundi après-midi
Quatre professeures m’ont demandé de travailler sur la construction et la correction des écrits et des travaux écrits. Je les accompagne dans cet exercice : codes de correction, appréciation et notation, correction en classe. Correction ensemble d’une copie vierge de 2ème année.
Travail utile à prolonger.
● Moments de détente
Les invitations à déjeuner après les cours, dans lesquelles on parle « boulot » et de beaucoup d’autres sujets : la famille, les cours supplémentaires que la plupart des professeur.e.s donnent pour arrondir les fins de mois…
Samedi midi chez les parents de Kim, en compagnie de Dang Thuy. Nhu nous régale de nems et de toms (crevettes) qui nageaient encore dans un baquet le matin !
Visite de Hai – Préfassienne – et de son petit garçon qui pleure à chaudes larmes dès qu’il a passé la porte et découvre un visage nouveau ! Il finit par esquisser un sourire.
Repas d’accueil – une tradition – mais peu de participant.e.s cette année. Dommage ! Le repas était délicieux au Pho Ngôn de l’IPH et l’ambiance sympathique.
Un dimanche avec Lucile – Je vous ai parlé de Lucile, cette jeune femme que j’ai connue à Hanoï, qui a ensuite fait son master 1 de FLE à Grenoble et son master 2 au Brésil. Je l’ai mise en relation, l’an passé, avec un lycée de Ha Long qui cherchait un professeur de FLE. Elle y a fait sa rentrée début septembre. Elle est venue passer le week-end à Hanoï pour changer d’air et rencontrer des amies. Arrivée samedi après-midi, elle est venue bavarder « chez moi », évoquant sa nouvelle vie et ses conditions de travail. Accueillie par Lien pour la nuit, elle est revenue le lendemain matin et nous sommes parties au centre-ville. Balade pédestre de l’Opéra à la cathédrale, avec quelques arrêts.
Installé dans une villa coloniale proche et une rue calme proche de la cathédrale, le restaurant propose un brunch composé d’une dizaine de plats délicieux, en petites quantités. Un régal pour les papilles !
15h – Il y a affluence à Saint-Joseph. Nous ne pouvons entrer. Priorité est donnée aux familles car c’est la messe des enfants.
Nous faisons le tour de l’édifice et découvrons, derrière le chevet, deux bas-reliefs évoquant des scènes du nouveau Testament.
Plus tard, notre attention est attirée par une originale Vierge à l’enfant !
La journée se termine par un joyeux dîner avec quelques collègues que Lucile a plaisir à retrouver. Do Thuy et sa jolie robe à pois. Lien en jaune à côté de Canh Linh et de Bich qui ont opté pour une tenue noire. Et des sourires !
J’ai peu mangé mais bien bavardé.
Deux partent à moto et Do Thuy ramène les trois autres en voiture à l’université et dans le quartier de My Dinh.
Dîner avec Joëlle – adhérente de Préfasse – et Alain – un de mes anciens collègues de lettres – de passage à Hanoï. Mercredi soir, Thuy vient me chercher en voiture pour rejoindre le vieux quartier. A 17h et sous une pluie battante, la circulation est rude ! Vers la place Ba Dinh, centre du pouvoir politique, Thuy s’arrête pour consulter son GPS. Boum ! Nous heurtons un trottoir, masqué par une déclivité de la chaussée. Un militaire en faction devant le bâtiment frappe à la vitre. Nous sortons. Le pneu avant droit est à plat. Il est presque 18h30, l’heure du rendez-vous ! Par chance, un chauffeur en civil, sur le point de rentrer chez lui, propose de changer le pneu. Un ange ! Nous n’aurons que 20 min de retard !
Vendredi 18 octobre – Pour la fête des femmes vietnamiennes, l’Université avait invité les professeurs, hommes et femmes, à un spectacle de marionnettes au théâtre Mua Roi. Nous n’étions que cinq pour le Département de français et je remercie Hai de m’en avoir parlé car les informations circulent via intranet, en vietnamien. Ce soir encore, la circulation est folle et il nous faut plus d’une heure pour faire 7km.
Au programme l’histoire de Kieu, cette jeune fille qui doit se prostituer pour racheter ses parents enlevés par des bandits. Un récit tragique du poète Nguyen Du que la troupe a choisi de mettre en scène en faisant alterner le tragique et le grotesque.
Sur scène, les personnages principaux sont animés par des marionnettistes masqués et revêtus de costumes de grandes dimensions colorés et expressifs. La mise en scène, la scénographie, la chorégraphie, l’invention et la réalisation des costumes sont d’une grande qualité. Le travail des acteurs est impressionnant surtout lorsqu’ils sont deux à donner vie au même personnage. Seul bémol, une bande son trop forte et trop métallique. Un beau travail susceptible de séduire de nombreux publics. En vietnamien certes, mais facile à comprendre.