Au-delà des illusions de Duong Thu Huong
Au-delà des illusions de Duong Thu Huong née en 1947
Roman publié au Vietnam en 1987, traduit du vietnamien en 1996 par Phan Huy Dong pour les éditions Philippe Picquier. Picquier poche 2000, 320 pages
La première scène nous plonge dans l’action, in medias res, à une époque correspondant à la date d’écriture. Linh, professeur de littérature dans un lycée de Hanoï, vient de découvrir que son mari Nguyen, journaliste l’a trahie. Leur réussite sociale, leur aisance financière sont, en fait, dues aux compromissions de son mari, qui accepte d’écrire des articles, non conformes à la réalité mais conformes à la volonté des autorités politiques. Elle en conçoit une telle déception, un tel dégoût, que son amour profond pour son mari s’effondre. Intransigeante, elle refuse d’entendre les explications que lui donne Nguyen : la nécessité économique, son désir que sa femme et sa fille Huong Ly ne manquent de rien, l’impossibilité à lutter seul contre le pouvoir en place. Elle décide de le quitter et trouve à se loger dans une petite chambre attenant à la bibliothèque de son lycée.
Évidemment, les voisins jasent, s’enquièrent du problème, surtout une certaine Melle Tong, qui s’est autoproclamée gardienne des mœurs vertueuses.
Effondré, follement amoureux de sa femme, si belle, si cultivée, Nguyen se résout au malheur, commençant à attendre le retour de Linh.
Très vite, celle-ci tombe amoureuse du compositeur Tran Phuong, une personnalité, qu’elle a rencontré dans un café en compagnie de sa tante Ha, ancienne maîtresse de ce bel homme à femmes, quinquagénaire mais encore très séduisant. Sa passion est telle qu’elle en oublie sa fille dont s’occupe Nguyen et les grands parents paternels.
Au bout de plusieurs mois de détresse, Nguyen rencontre Ngoc Minh , journaliste connue, dont il devient l’amant sans l’aimer, pour rompre avec sa solitude et son angoisse. Il habite chez elle, se demande souvent pourquoi, car il est choqué par ses mœurs libres, son langage cynique. Elle ne se cache pas d’avoir été la maîtresse de Tran Phuong.
Une mère d’élève, appartenant à la classe des nouveaux riches, vient se plaindre à la directrice du mauvais exemple donné par le professeur Linh aux lycéens : sa liaison est connue de tout Hanoï et constitue une tache sur la renommée de l’établissement. Bien que choquée d’une telle intervention et bien qu’amie de Linh, la directrice, la mort dans l’âme, décide de retirer à Linh le cours de littérature et la déplace à la bibliothèque. Elle craint que la réputation de l’établissement ne soit entachée et que les parents ne retirent leurs enfants.
Tran Phuong est très amoureux de Linh, il avoue même n’avoir aimé aucune des femmes qui ont été ses maîtresses. Quant à sa femme, voilà longtemps qu’il la délaisse, il ne l’a jamais aimée. Pourtant il ne se résout pas à la quitter parce qu’elle est issue d’une famille influente et que, grâce à elle, il espère retrouver les honneurs et les avantages matériels qu’il n’a plus à la suite d’une disgrâce. Terriblement jalouse, elle somme son mari de l’emmener chez sa maîtresse pour l’insulter et l’humilier publiquement. Celui-ci s’exécute lâchement car il est à deux doigts de retrouver son statut de cadre culturel disposant d’une voiture avec chauffeur et veut calmer sa femme.
Linh qui avait supporté la pauvreté, les rendez-vous du dimanche dans une maison de banlieue au bord du Fleuve rouge et la clandestinité, tombe malade. Nguyen vient la voir, lui amène sa fille pour la réconforter. Il a quitté Ngoc Minh depuis quelque temps déjà et vient de prendre conscience que sa complaisance avec les autorités du journal lui est insupportable. Il a décidé de refuser d’écrire un article élogieux sur un dirigeant corrompu, accusé de viol, et l’a annoncé à son rédacteur en chef , homme intègre mais incapable de remettre en cause une amitié née dans les temps difficiles et prêt à fermer les yeux sur la corruption au nom de l’amitié et du passé. Avec l’aide d’un jeune avocat, il va aider la justice à faire son travail et à condamner le dirigeant criminel. Bien sûr, les motifs du départ de Linh l’ont conduit à cette décision, l’évolution de la société aussi mais il n’en dit rien à Linh.
Un jour, Tran Phuong vient attendre Linh au lycée, il est affreusement malheureux de ne plus voir sa belle et intelligente maîtresse. Il demande pardon et…Linh, toujours passionnément amoureuse, lui pardonne. Leurs rendez-vous reprennent jusqu ‘au jour où, par hasard, Linh va écouter une conférence de son amant et découvre, horrifiée, son double langage. Tout son discours officiel est aux antipodes des opinions qu’il développe devant lui. Immédiatement, l’amour se décroche et Linh rompt avec son amant.
Linh retrouve sa fonction de professeur de littérature car la directrice est honteuse d’avoir succombé à la pression d’une mère d’élève, faussement vertueuse car elle vient d’être arrêtée pour corruption mais continue à habiter sa petite chambre au lycée.
Le jour où Nguyen vient lui rendre visite espérant qu’elle voudra revenir vivre avec lui, elle oscille entre le désir de lui pardonner et celui d’obtenir le divorce. La conversation pleine de non-dits, de malentendus aboutit à la proposition faite par Nguyen de signer une acceptation de divorce, ce qu’il n’avait jamais accepté jusque-là.
« Elle entend les feuilles tomber, les jeunes pousses saillir, les fleurs s’épanouir. Derrière ces sons, jaillit une autre musique , muette, la musique qui sourd de l’intimité des êtres humains, là où toute conscience se paie avec de la douleur, là où les espoirs neufs se construisent à partir de la ruine des illusions, là où la vie, comme des lianes d’immortelles, recouvre les couronnes et les bouquets resplendissants. En dépit des ruines. En dépit du mensonge. »
Ce deuxième roman révèle l’art de Duong Thu Huong pour captiver le lecteur. Elle adopte d’emblée le récit parallèle qui nous mène d’un personnage à l’autre et nous fait adopter son point de vue. Tour à tour nous sommes dans la pensée de Linh, de Nguyen, de Tran Phuong, de Ngoc Minh, de la directrice du lycée…dans un récit polyphonique qui annonce les œuvres ultérieures. À nous de choisir, d’approuver, de contester, de compatir, de mépriser ce que le narrateur nous montre, nous fait entendre de l’être humain aux prises avec la réalité de la société vietnamienne des années 1980, époque à laquelle on se déplaçait encore beaucoup à vélo !
Car le roman remplit sa fonction de « miroir qu’on promène le long d’un chemin »,selon la célèbre formule de Stendhal. Témoignage irremplaçable sur la société vietnamienne, que même plusieurs séjours, les conversations entre amis, ne permettent pas de saisir pleinement.
Roman réaliste donc mais aussi roman psychologique et roman d’apprentissage. Le titre ne fait-il pas écho aux Illusions perdues de Balzac ? C’est la comédie humaine qui l’entoure que Duong Thu Huong nous donne à voir, somme toute pas si éloignée de la comédie humaine universelle. C’est ce qui fait toute la force et l’intérêt des œuvres de cette romancière vietnamienne : elles nous parlent du Vietnam mais aussi des comportements humains ordinaires ; elles nous conduisent vers plus de lucidité, plus de maturité, plus de force morale.