La Tour de Doan Bui (2022)
C’est une tour plantée sur la dalle du quartier des Olympiades, dans le 13e arrondissement de Paris. Sortis de terre entre 1969 et 1977, les hauts bâtiments portent le nom de villes ayant accueilli les Jeux Olympiques. Ses concepteurs avaient imaginé un quartier moderne, avec « l’objectif de séduire les cadres supérieurs par des prix abordables, la promesse d’espaces verts, d’écoles et de crèches, et surtout d’équipements sportifs, » patinoire, piscine, terrains de sport. Une utopie architecturale des Trente Glorieuses.
Mais comme à la Villeneuve à Grenoble, le projet a capoté. A l’image « des deux escalators en panne » sur lesquels s’ouvre le récit. Au début des années 80, les tours se remplissent de réfugiés du Sud-Est asiatique, les boat people : Vietnamiens fuyant le communisme après la chute de Saigon en 1975, Cambodgiens fuyant le régime de Pol Pot. China Town était née ! Improprement nommée !
Doan Bui se concentre sur la tour Melbourne : quatre ascenseurs, trente-sept étages, deux cent quatre-vingt-seize fenêtres, un immense parking en sous-sol.
Dans une des alvéoles, appartement 511, les Truong, qui vécurent à treize dans un F2, la première année, qui obtinrent très vite le statut de réfugiés et le droit d’asile. Il faut dire qu’à cette époque, la France « s’enorgueillissait d’être une terre d’asile ».
Victor Truong a plusieurs passions : la poésie de Victor Hugo dont il porte le prénom, l’imparfait du subjonctif qu’il révise chaque matin sous la douche et les romans de Michel Houellebecq dont il a traduit Extension du domaine de la lutte. Il travaille chez Tang frères.
Sous la douche, Alice Truong chante des tubes vietnamiens diffusés sur une radio de la diaspora, ceux de The Voice et les chansons de Justin Bieber. Elle a cessé de « rêver de la chute des communistes du Nord-Vietnam qui lui aurait permis de récupérer ses richesses, ses plantations d’hévéas et ses bonnes. » Elle s’est spécialisée dans les ongles peints.
En ce mois de septembre 2020, « les Tours avaient vieilli ». Alice éprouve du malaise à la vue des façades décrépies, de la dalle fissurée, envahie par des étrangers, toujours plus nombreux. Victor a peur de sortir depuis qu’il a vu fleurir sur les murs des slogans racistes – « La France aux Français » et « Coronachinois dégagez ! »
Il est saisi de nostalgie à la pensée de ses amis Lam et Cau avec qui il formait un trio d’inséparables, depuis leur enfance dans les ruelles de Hanoi, leurs études au lycée Chu Van An, délocalisé à Saigon après les accords de Genève en 1954. Cau a disparu en mer lors de la fuite de Saigon. Plus de nouvelles de Lam, pourtant installé en région parisienne depuis des années.
Le couple rêve de finir ses jours au Vietnam mais imagine difficilement s’éloigner de leur fille Anne-Maï, pas encore mariée !
Anne-Mai va mal. Elle vient de perdre son emploi chez Canina Inc. Notification lui en a été faire sur Zoom par la DRH, une Blonde. « Elle avait toujours vécu sous l’emprise des Blondes. Il y avait d’abord eu celles des livres : Camille ou Madeleine de Fleurville, les Petites Filles modèles – avec leurs anglaises dorées et leurs robes à smocks – ; Boucle d’Or-la-Pute qui, sans gêne volait les lits et les tables des trois ours ; la Belle au bois dormant mais aussi les blondes de la télévision et des dessins animés. »
D’autres habitants du cinquième étage vont mal également. Clément Pasquier, appartement 510, adepte du conspirationnisme, barricadé chez lui contre le virus fabriqué à Wuhan. « Le Covid était l’ultime étape pour coloniser la planète. » Il ne supporte plus les odeurs, les bruits, répandus par tous ces Chinois. Il est exaspéré par « le type de l’appartement 516 » qui vit avec un Français.
Dans une note de bas de page, Doan Bui retrace la biographie de Marcel Vuong, le type du 516. Il est arrivé seul, en France, en 1975, à l’âge de vingt ans, exfiltré grâce à un diplomate de l’ambassade américaine dont il était l’amant. Ses parents sont morts au Vietnam quelques années plus tard. En 1984, il apprend qu’il est séropositif, il milite à Act Up, devient visiteur dans les hôpitaux pour « tenir la main aux mourants » du sida. Il est allé à 129 enterrements de morts du sida et s’est décidé à collecter les souvenirs des défunts, à « rassembler toute la mémoire de notre communauté. » En 2020, grâce aux trithérapies, il est toujours vivant.
Mais Clément Pasquier – originaire du Mans, la ville où réside Doan Bui ! – est hermétique aux problèmes des autres. Il est obsédé par la théorie du « grand remplacement » et étouffe dans cette France submergée par des populations extra-européennes, à l’image de ses voisins. Sa haine des autres « l’engage dans le chemin d’une métamorphose animale ». Ne porte-t-il pas le prénom du défunt chien de Michel Houellebecq, Clément ? A la fin du confinement, il se précipite dans un parc, se met à quatre pattes et aboie. « En ce mois de mai 2020, Clément était presque heureux ». Pour peindre ce spécimen d’humain décadent, Doan Buise lâche. Elle revient sur cette obsession contemporaine pour les canidés à travers une pub pour chien – Des Crocoss © pour votre Bogoss, rédigée par Anne-Mai – suivie des avis des consommateurs. Désopilant !
Après un échec au Capes de Lettres, Anne-Mai travaille pour Canina Inc., « leader de la nutrition animale », dans une tour de la Défense. « Spécialiste des alicaments pour chiens », elle passe « des journées entières à écrire des argumentaires marketing pour croquettes pour chien. » Son licenciement est un choc autant qu’un soulagement. Elle cache la situation à ses parents, chez qui elle revient loger. Et c’est alors qu’elle rencontre, dans l’ascenseur, la voisine de l’appartement 512, Ileana, en larmes. Ileana est une Roumaine exilée, pianiste de talent devenue nounou. Cette rencontre fait basculer la vie des deux jeunes femmes. Des coïncidences, malicieusement tissées par la romancière, révèlent des liens entre Anne-Mai, Ileana et la Blonde, alias Armelle Trudaine, à qui tout réussit.
Autre figure du quartier, Virgile, le sans-papier sénégalais, « le maître des histoires ». A l’automne 2020, celui-ci squatte le box 47 du 2e sous-sol. Dans les années 90, il formait un trio d’inséparables – on pense au trio vietnamien Victor-Lam-Cau – avec deux autres étudiants africains de la Sorbonne. Virgile, admirateur des longues phrases, s’orientait vers une thèse sur la ponctuation chez Proust. Aujourd’hui, il gagne sa vie en écrivant « des récits de vie capables d’attendrir l’OFPRA » pour des migrants récemment arrivés en France.
Doan Bui joue avec la chronologie – retours en arrière ou saut en avant – pour faire saisir l’épaisseur des personnages, les mutations sociales et politiques. A la page 266, elle nous surprend en intitulant le chapitre « La mort de Lady Di, 31 août 1997 ». Elle souhaite en fait mettre en perspective ce que faisaient et pensaient, ce jour-là, les Truong, Clément, Liem, Virgile Ileana et Armelle.
Un peu plus loin, à quarante pages de la fin, saut vers le 11 septembre 2045 et les oiseaux de la Tour, car le 13e arrondissement a « été classé forêt urbaine » !
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Genèse personnelle et littéraire du projet
Doan Bui, née au Mans en 1974 y habite toujours. Elle n’est donc pas Parisienne et n’habite pas sur la dalle des Olympiades. Alors pourquoi ce choix ?
Première raison : lorsque sa famille allait à Paris, c’était pour faire des achats chez Tang frères. Pendant lontemps, elle n’a connu que cet aspect de Paris, si différent des petites maisons de la Sarthe. Ensuite, parce qu’elle adore La Vie mode d’emploi de Georges Pérec, paru en 1978, au moment où les tours étaient en construction. N’oublions pas enfin que Doan Bui est journaliste, qu’en 2013 elle a reçu le Prix Albert Londres pour un reportage sur des exilés qui essaient de pénétrer en Europe via la Turquie, qu’elle a écrit sur les migrants de Calais. (Cf. Ecrivain·es)
Une France métissée
La Tour brosse le portrait d’une France métissée qui se croise dans les ascenseurs. Une Babel cosmopolite et polyglotte. Autant de destins qui se croisent, venus d’Asie, d’Afrique, d’Europe. Autant d’histoires d’exils, de peurs, de deuils, d’amour, de haine de l’autre. Sur lesquels Doan Bui porte un regard le plus souvent tendre, quelquefois satirique ou burlesque.
Tendresse pour ces exilé·es vietnamien·es encore apeuré·es, cinquante ans après leur arrivée en France ; pour ces hommes et ces femmes, intellectuel·les ou artistes déclassées par l’exil. Ainsi d’Ileana, la pianiste, qui a dû batailler pour « se faire une place dans le marché ultra-compétitif des nounous, » dominé par les Noires.
Regard cru sur les rivalités entre demandeuses d’emploi : les Asiatiques ne sont pas plus amicales que les Ivoiriennes – adorées des familles bobos de l’est parisien – ou les Philippines – appréciées des familles du 16e arrondissement -.
Satire des comportements de leurs patronnes, de la Blonde ambitieuse et sans états d’âme qui s’émerveille d’avoir « licencié une salariée par Zoom aujourd’hui, c’est facile, il suffit de se déconnecter. »
Ironie sur l’antiracisme des années 80 : des Beurs, des noirs pas de jaunes ! Et cette gauche pour laquelle le Bien c’était le Viet minh alors que Georges Marchais incarnait le Diable pour les boat people installés en France.
Burlesque dans les pages consacrées à Clément le chien et aux mœurs contemporaines qui tendent à accorder égale dignité aux humains et aux canidés.
Une écriture métissée
Doan Bui traduit son goût pour le métissage dans l’écriture et la structure de son roman. Fragments de pièces qui s’emboitent malgré leur diversité : passages « classiques » le plus souvent, précédés d’un titre précisant le lieu et le moment ; mais aussi très fréquentes notes de bas de page pour situer un personnage, une période ; pages de publicité ; courriels ; textos ; schémas ; saut d’un sujet à l’autre, quitte à égarer le lecteur ou la lectrice pour qu’il ou elle s’y retrouve mieux un peu plus loin.
On devine une écrivaine facétieuse et soucieuse de refléter par son style, l’infinie variété de celles et ceux qui vivent en France, qui font la France.
La Tour, comme contribution à la réflexion sur l’identité française !
Et aussi le premier roman que j’aie lu, s’inscrivant dans la pandémie de Covid-19. Un roman d’aujourd’hui pour mieux se comprendre et comprendre les autres.
Régine Hausermann, mai 2022