Le Chagrin de la guerre de Bao Ninh
En 1991 paraît le premier témoignage poignant sur les combats, du côté de l’armée du Nord, pendant la guerre américaine au Vietnam. Traduit du vietnamien par Phan Huy Duong.
Pour la réception du roman, lire la biographie de Bao Ninh.
La terre des Âmes errantes
« Début décembre, les routes bourbeuses, misérables, s’effondraient, abandonnées par la paix, presque inutilisables. Elles s’enfonçaient lentement dans la terre, s’effaçaient sous les arbres, dans les herbes touffues. C’était dur, pénible au-delà de toute expression de voyager dans ce climat sur ces routes. » p.19
Le Chagrin de la guerre s’ouvre sur la terre des Âmes hurlantes, en 1976, à la saison des pluies. Kien revient sur le champ de bataille. « L’eau tombait lentement, goutte à goutte, sur les sacs en nylon empilés sur le plancher du camion. Les sacs contenaient les os des combattants. » p.20
« Kiên se recroquevillait sous un manteau de feuilles […] il regardait le torrent bondir, vide de désirs, de pensées […] son âme errait sans port d’attache, dérivait ».
Kiên est l’un des rares rescapés du 27ème bataillon de l’armée nord-vietnamienne, encerclé ici même, sur le front B3 en 1969. « Une bataille terrifiante, cruelle, sauvage… Un soleil éclatant, un vent violent. La jungle saturée d’essence flambait. Un feu infernal. » p.20
Nul triomphalisme, nul sentiment d’héroïsme. L’humeur de Kiên est à la pluie, à l’angoisse, au désarroi.
La pluie, présente dès les premières pages, imprègne toute l’œuvre. Une pluie réelle et symbolique : « la pluie submergeait la jungle », « la pluie tombait […]. Il faisait noir, mouillé, lugubre. Le ciel et la terre semblaient enfermés, écrasés », « la pluie monotone, tiède, désolée », « souvent il pleuvait à verse, parfois la pluie tombait par à coups, brutale, précipitée, jamais il n’y eut une nuit sans pluie », « il pleuvait nuit et jour », « la pluie sempiternelle, tétanisante »…
Allers et retours dans le temps et l’espace
En avançant dans le récit, on découvre la structure de ces 300 pages denses, à peine coupées de quelques blancs, comme les respirations nécessaires à ce long processus d’accouchement des années de guerre. L’impression de désordre spatial et temporel est liée aux impératifs de la mémoire qui dicte le choix narratif.
Si l’on voulait résumer Le Chagrin de la guerre selon l’ordre chronologique, on dirait que Kiên, le personnage principal, rentré à Hanoi en 1976 après dix années de guerre, tente de reprendre le fil de sa vie, reprend des études à l’université, fait le projet d’épouser Phuong, son amour de jeunesse. Mais le présent est de peu de poids face au passé qui l’obsède et l’empêche de vivre. Il boit, fume, vagabonde. Phuong l’abandonne. La seule issue pour survivre à ce naufrage, se libérer des souvenirs de destruction, de mort, de carnage, est d’écrire.
« Il faut écrire ! »
Le départ de Phuong lui permet de passer à l’acte. « Depuis longtemps, il ne savait plus quoi faire de sa vie sinon écrire, même dans la douleur, comme s’il se cognait la tête contre un mur, comme s’il dépiautait son cœur, fibre par fibre, comme s’il mettait à nu ses entrailles. C’était pourtant tout ce qui restait de son existence, les seuls moments où son esprit noyé dans la tristesse et l’humiliation revivait. Écrire jusqu’au bout de ses forces, jusqu’au moment où même cela n’aurait plus de sens, alors, c’était sûr, il saurait se suicider. » p.176
C’est donc Kiên, le personnage mais aussi narrateur âgé de quarante ans, qui assume le récit et le développe selon les émotions qui l’assaillent lorsqu’il est à son bureau ou qu’il déambule dans les rues de Hanoi. « Dans la tristesse noire de la ville, il se sentait compris. Parfois errant au fond des ruelles silencieuses, il sentait soudain, bouleversé, attendri, le ciel s’ouvrir largement. » p.176
Du paradis à l’enfer
Écrire pour témoigner, pour se libérer, pour comprendre ce qu’il est advenu du jeune homme de dix-sept ans, amoureux de Phuong, sa voisine et condisciple au lycée Chu Van An. L’évocation d’une baignade dans le lac de l’Ouest, proche du lycée s’apparente au paradis perdu. « Ils nagèrent loin de la berge. Le soir tombait quand ils revinrent. Phuong était à bout de forces, désarticulée. Elle dut s’agripper à Kiên pour ne pas sombrer. C’était l’été. Pourtant, la nuit s’était abattue brusquement. Les étoiles criblaient le ciel, scintillaient. Kiên prit Phuong dans ses bras et la porta sur la berge. Il sentait l’eau tiède couler du corps de Phuong. L’herbe était délicieusement fraîche. Il sentait en lui la force, la vigueur de ses dix-sept ans. Phuong se laissa couler dans l’herbe, lasse, le corps à l’abandon, la main recroquevillée dans la paume de Kiên. » p.158
Exceptionnel moment de l’été 1964, peu avant le départ pour le front. Phuong, amoureuse et audacieuse, décide de l’accompagner le plus loin possible, dans le train qui l’emmène vers le sud. Mais la violence s’abat sur eux, par les bombes américaines larguées sur le convoi en gare de Thanh Hoa et par la bestialité des hommes, soldats ou civils, qui partagent leur wagon. « Ce qui arriva à Phuong dans cette aube il y avait vingt ans, dans le wagon, Kiên ne pouvait le savoir. Il voudrait aussi pouvoir dire qu’il avait tout oublié. C’était il y a si longtemps. Un évènement d’avant tous les évènements dans sa vie. » p.255
Ainsi va le roman : deux scènes distantes de quelques semaines sont racontées à cent pages d’intervalle, coupées par des scènes de combat, d’autres du retour à Hanoi, évoquant son père, sa mère, ses retrouvailles avec Phuong, ses tentatives pour revenir à la vie ordinaire. Rapidement, la lectrice, le lecteur, se retrouvent dans ces sauts dans le temps et l’espace et recomposent le puzzle de la vie de Kiên, un itinéraire de la dépossession, de la plongée dans le Mal.
Une autobiographie déguisée
De nombreux points communs existent entre Kiên et Bao Ninh : la chronologie de leurs vies, l’engagement dans la guerre, le choix de l’écriture… Kiên c’est Bao Ninh.
Alors pourquoi ne pas avoir opté pour le roman ?
Doan Cam Thi, professeure à l’Inalco, donne son point de vue : « Ainsi la véritable raison de son choix doit-elle être cherchée dans l’acte d’engagement que signifie toute œuvre autobiographique. Bien entendu, chaque auteur propose un « contrat » de lecture, mais le fameux « pacte autobiographique » est quasi juridique. L’autobiographe s’engage fermement à l’égard de son lecteur à dire la vérité. Et c’est justement cette prise de position que Bao Ninh redoute tout en la désirant, car elle est « mal vue » en pays communiste. Fondée sur une conception « individualiste » de la personne, liée au « subjectivisme », l’autobiographie est le type même de la littérature jugée « bourgeoise », voire « réactionnaire ». Comment d’ailleurs oser parler de soi lorsque l’idéologie officielle met en avant la masse, la classe, la collectivité et la nation ? L’expression du Moi, elle, peinait déjà à survivre face au réalisme socialiste. »
Je vous invite à lire l’article qu’elle consacre à l’œuvre dans La Revue des Ressources :
« Le Chagrin de la guerre » ou l’impossible autobiographie (février 2011)
www.larevuedesressources.org/le-chagrin-de-la-guerre-ou-l-impossible-autobiographie
À lire également, la préface du traducteur, Phan Huy Duong.
« Une douleur sans perspective »
J’en retiens ici le dernier paragraphe.
« Paradoxalement, cette angoisse d’avoir malgré tout survécu, cette douleur si étrangère à nos Occidentales, paisibles et économiques consciences, en s’enfermant sur elle-même pour échapper à l’oubli, touche à l’universalité. Cette souffrance inutile, cette douleur pour rien, c’est la voix figée de l’impuissance des hommes en cette fin de millénaire, c’est la face réelle, dérisoire, de ce que nous croyons être notre liberté. Elle nous livre une des clés de la littérature, cette alchimie bizarre qui transfigure un délire de mots en art. L’œuvre d’art, c’est ce désir inassouvi qui se fige en une chose totalement fermée, déconnectée du temps, une fissure béante de l’Histoire, ce temps domestiqué des hommes. C’est le divorce irréductible d’un homme d’avec sa vie, d’avec son époque. C’est la négation radicale, idéelle de tout destin. C’est une invitation à la liberté. »
Pour un ami vietnamien, ce roman est « le meilleur roman sur la guerre du Vietnam écrit par les vainqueurs. »
R. H. novembre 2021
1 page 19 aux Éditions Folio
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