L’Elimination de Rithy Panh avec Christophe Bataille

Duch : « Monsieur Rithy, vous avez oublié un slogan encore plus important : la dette de sang doit être remboursée par le sang. »
Je suis surpris : « Pourquoi celui-ci ? Pourquoi pas un slogan plus idéologique ? »
Duch me fixe : «  Les Khmers rouges, c’est l’élimination. L’homme n’a droit à rien. »

Rithy Panh - L'élimination
Telle est l’épigraphe choisie par Rithy Panh pour ce livre – paru en 2012 – qui entrecroise ses conversations avec Duch, les flashes de son adolescence entre 13 et 16 ans et ses réflexions sur le mal. Comment interpréter le rire de Duch, ce professeur de mathématiques, amoureux de littérature française, récitant aujourd’hui encore « la Mort du loup » d’Alfred de Vigny, et qui « fut le responsable du centre de torture et d’exécution S21 » où furent envoyées 12 380 personnes.

Rithy Panh est un survivant du régime de Pol Pot.  Son père, sa mère, plusieurs frères et sœurs, neveux et nièces, sont morts durant le règne meurtrier de l’Angkar qui commença le 17 avril 1975 et dura trois ans, huit mois et vingt jours.  L’organisation révolutionnaire déporta la population de Phnom Penh puis procéda à l’extermination du « nouveau peuple » : « capitalistes, féodaux, fonctionnaires, classes moyennes, intellectuels, professeurs, étudiants », selon la définition de Duch. 1,7 million de morts. Un quart de la population cambodgienne.

La visite du musée du génocide de Phnom Penh est une expérience d’une grande intensité
La visite du musée du génocide de Phnom Penh est une expérience d’une grande intensité

Le jeune Rithy, séparé de sa famille, tondu, habillé de noir, travaille sur les digues, dans les rizières, aux cuisines, dans un mouroir où il charrie les morts. Blessé au pied, il manque de mourir. Pendant quatre ans, il est expédié d’un lieu à l’autre, selon des lignes irrationnelles. « Je n’étais plus rien ».
En 1980, il arrive à Grenoble, reprend des études et devient cinéaste.
Citons quelques-uns de ses films :
1996 –  Bophana, une tragédie cambodgienne , du nom d’une jeune femme dont le fantôme revient dans les conversations avec Duch.
2003 – S21, la machine de mort khmère rouge, diffusé à la télévision et qui l’a fait connaître au grand public.
2007 – Le Papier ne peut pas envelopper la braise  qui aborde les cruelles conditions de vie des prostituées de Phnom Penh.
2012 – Duch, le maître des forges de l’enfer.
C’est la réalisation de ce film qui est à l’origine de  L’Elimination . « La rencontre avec Duch a été tellement intense, qu’elle m’a fait vaciller ». Il fallait des mots pour dire ce que les images ne peuvent exprimer.
Des mots sobres. Pas d’apitoiement. Pas de pathos. Une écriture concrète. Les fragments de mémoire retrouvée, juxtaposés aux mots de Duch, à ses rires, sont d’une force insoutenable par moments. Mais la poésie affleure très souvent dans les notations et réflexions de Rithy Panh, acteur et narrateur de sa vie.
« Aujourd’hui je voudrais un livre dans la douceur des mots. Comme je traverse la campagne de Battambang, la riche province d’autrefois où j’ai eu si faim, si peur, je fixe le paysage de rizières impassibles. De pauvres villages en bord de route. Des marchands d’eau qui traînent la savate. La jungle hérissée dans le ciel blanc. Il y a maintenant des antennes paraboliques ; des adolescentes qui téléphonent. Où est le passé ? Où est l’enfance ? Les larmes me viennent. Je serre les poings. » p.305

Battambang aujourd’hui
Battambang aujourd’hui

Le ton se fait plus véhément pour contester l’expression  « banalité du mal », « comme s’il n’y avait que des fonctionnaires ou des maillons dans le processus d’extermination. Comme s’il n’y avait que des hommes de bureau. Comme s’il n’y avait ni responsable, ni projet. Un monde de rouages, de crémaillères et d’axes tachés de sang. » p.299.
« Duch n’est pas un monstre ou un bourreau fascinant. Duch n’est pas un criminel ordinaire. Duch est un homme qui pense. Il est un des responsables de l’extermination. » p.301

R.H. (Mai 2021)

Retour