Métisse blanche
Métisse blanche de Kim Lefèvre
1989 – Installée en France depuis trente-quatre ans, Kim Lefèvre publie son premier ouvrage, l’autobiographie de ses vingt premières années au Vietnam. Grand succès de librairie.
Lorsque Kim vient au monde en 1935, son père – soldat français – a déjà abandonné sa mère, une jeune et jolie Tonkinoise. Sa mère se retrouve fille-mère dans un pays traditionaliste. Elle est rejetée par les siens et doit se débrouiller seule. Que faire ? Placer sa fille dans un orphelinat pour enfants nés de mère vietnamienne et de père français et essayer de prendre un nouveau départ.
Après son mariage avec un Vietnamien aisé, la mère vient rechercher sa fille à l’orphelinat mais celle-ci ne la reconnaît pas. Dans la maison du beau-père, elle doit parler vietnamien et oublier le français qu’elle avait été contrainte de parler à l’orphelinat. Pour son beau-père mais aussi sa tante, son grand-père et le voisinage, elle est la fille de l’ennemi. Tare originelle qui la rend transparente aux yeux des autres : on l’ignore. L’oncle va même jusqu’à conseiller à sa mère de l’abandonner définitivement. Kim s’occupe de ses sœurs pour aider sa mère qui travaille.
Elle décrit des scènes-chocs : le jour où sa mère doit la cacher dans une jarre pour éviter que les communistes découvrent la bâtarde, preuve de sa trahison ; le long déplacement sur le dos luisant de sueur de sa nourrice, l’école buissonnière…
Sans cesse, la jeune Kim est confrontée à ce métissage qui lui interdit, malgré son ardent désir, de se fondre dans ses racines vietnamiennes, d’être acceptée par les autres. Elle évoque les adultes qui ont cru en elle et l’ont aidé dans ses études, ceux qu’elle a aimé ou détesté. La rencontre décisive avec Mme N. et la culture française.
Le salut vient des études au Couvent des Oiseaux à Dalat où la jeune fille fait sa place grâce à son goût des études et son intelligence.
« Je me retrouvai seule. Dans une chambre. C’était incroyable, j’étais sur une autre planète. Tout avait changé en peu de temps : le climat, le paysage, le décor quotidien. »
« Mes nouvelles camarades pénétrèrent en trombe dans la chambre, se bousculant, riant. Certaines portaient l’uniforme, tandis que d’autres avaient conservé le port de la tunique vietnamienne. D’emblée elles me demandèrent de quelle ville et de quelle école je venais. J’appréciai qu’elles me parlassent dans notre langue, le vietnamien. C’était d’ailleurs naturel car il n’y avait aucune étrangère parmi nous. Il n’en était pas ainsi autrefois, quand l’école comptait une majorité de Françaises. »
Premiers émois amoureux. Départ en France. La Sorbonne… Une autre vie. La liberté !
Le choix du récit autobiographique
Il s’est imposé à Kim Lefèvre pour communiquer cette expérience qu’elle portait depuis si longtemps. Elle espérait aussi qu’avec l’emploi du « je », son récit gagnerait authenticité et en proximité pour les lecteurs/lectrices.
Le choix du français
Il s’est également imposé car le public visé était bien le public français : « La motivation que j’ai pour écrire ce livre, c’est de donner à voir et à lire aux lecteurs français – qui ont déjà lu beaucoup de livres parlant de l’Indochine – une autre facette des choses, un autre point de vue qui est le point de vue vietnamien. »
Quand elle a commencé à écrire, elle vivait en France depuis longtemps. Et bien que sa première langue ait été le vietnamien, elle pensait et écrivait en français. Elle traduisait des œuvres du vietnamien en français pour un lectorat français.
Grande surprise devant le succès du livre auprès des Vietnamien.ne.s.
Reconstituer le passé
Il a fallu sept ans à Kim Lefèvre mais ce ne fut pas difficile, « parce que c’est un passé qui a existé en moi avec une très grande force, et qui existe tellement, qu’à un moment, il fallait le dire. Je n’avais qu’un moyen de le dire, ne connaissant pas les autres outils d’expression, c’était de l’écrire. »
Au fur et à mesure de l’écriture, elle prend conscience que son histoire peut en intéresser d’autres. Ces centaines de milliers de métis nés de la guerre d’Indochine et tous ceux nés de la guerre du Vietnam : Eurasien.nes et Amérasien.ne.s.
Exil et littérature
Pour Kim Lefèvre, l’exil est synonyme de difficulté voire de souffrance. Or l’expression artistique naît, selon elle, « d’une faille, d’une blessure intérieure ». Dans son propre cas, la souffrance était déjà loin lorsqu’elle s’est mise à écrire mais bien ancrée en elle, au point de vouloir la communiquer.
Autobiographie et vérité
Le débat remonte aux premiers écrits autobiographiques, aux Confessions de Jean-Jacques Rousseau notamment. Pour l’écrivaine, « la vérité est parfois plus grande que la réalité. »
Par exemple, comment rendre compte de la faim pendant les années difficiles au Vietnam ? En écrivant : « Nous avions très faim. » La phrase est abstraite et ne touche personne. Mais en inventant une situation : à chaque repas, on était là à guetter son bol, pour savoir si on aurait la même quantité que les autres ; et quand on était servi, on plongeait le nez dedans, veillant à ce que personne ne vole même un seul grain… Là c’est beaucoup plus vrai.
Tel est le rapport entre les faits rapportés et la vérité vécue. « Tout est vrai, mais tout ne s’est pas déroulé exactement de cette façon. »
Immigration, intégration, différence
Pour Kim Lefèvre, l’expérience de l’immigration fut facile car elle arrivait en France avec une bourse, à titre individuel. Rien à voir avec les boat people des années 75-80.
S’intégrer c’est autrement plus difficile, même si on possède la langue du pays d’accueil. A son arrivée en France, la jeune Kim parlait un français livresque puisque chez elle, on parlait vietnamien. Ses amis de la Sorbonne n’ont d’ailleurs pas manqué de lui faire remarquer qu’elle parlait comme un livre ! « C’est à partir du moment où vous commencez à parler un langage moins châtié avec plus de fautes, que cela prouve que vous êtes intégré. C’est un peu humoristique mais c’est vrai. »
S’intégrer c’est aussi assimiler les codes sociaux. Ainsi au Vietnam on ne se serre pas la main quand on se dit bonjour, on incline un peu la tête, on fait un sourire. En France, si vous agissez de même, on se méfie : « Mais qu’est-ce qu’elle veut ? »
Aujourd’hui, elle pense être bien intégrée mais constate qu’avec l’âge « la personnalité première, plus la période de l’enfance surgit et devient présente dans la conscience, puisque on est dans une période moins bouillonnante que quand on était jeune et bien. C’est là que je remarque qu’il y a culturellement de grandes différences entre des gens qui sont natifs de France et puis des gens qui sont adoptés, parce qu’ils portent avec eux une autre culture, et moi je vois bien cette différence là et d’ailleurs c’est une différence qui pour moi est enrichissante, et non pas du tout réductrice. »
La notion d’individu
En Occident, la notion de l’individu est une notion importante, un acquis humain très précieux. Mais Kim Lefèvre estime qu’ « à force de le développer, il prend parfois des proportions extrêmement grandes, et même énormes et exagérées. »
Suit un développement très intéressant sur les différences Orient / Occident.
« En Orient, il n’y a pas la notion de l’individu, on n’est jamais soi-même tout seul, on est toujours le fils de quelqu’un, la fille de quelqu’un, la nièce de quelqu’un, le voisin de quelqu’un, et on est dans un tissu d’ensemble, où on a sa place, et cette place est d’un certain côté très confortable, parce que le tissu vous maintient, vous soutient, mais en même temps vous ne pouvez pas avoir de liberté de mouvement, parce que en même temps elle est comme une camisole.
Alors qu’ici en France où je vis, il n’y a rien qui soutient, je suis très libre, mais en même temps je suis très seule, comme tous les autres. C’est-à-dire que notre liberté, nous la payons par le prix de la solitude. Et donc, ça c’est une différence culturelle qui est importante, et pour en revenir à toujours cette même question: J’ai une amie vietnamienne qui a une soixantaine d’années, et elle a des enfants qui ont été élevés d’une manière semi-occidentale, et elle me dit qu’elle est de la génération sacrifiée, puisque, quand elle était jeune, elle avait à prendre soin de ses parents, et maintenant qu’elle a des enfants, et que ses enfants ont été éduqués autrement, elle ne peut pas compter sur ses enfants, c’est-à-dire qu’elle a donné mais qu’elle ne reçoit plus, et dans la chaîne des générations, elle a perdu. Mais en même temps, elle a gagné aussi une liberté qu’elle n’aurait pas eue si elle était là-bas. Parce que les enfants ne prenant pas soin d’elle, ne se mêlent pas de sa vie. Alors que si elle avait été dans une société ancienne, dans la société vietnamienne d’encore aujourd’hui, c’est le fils aîné qui va lui dire, tu as fait comme ceci, c’est pas très bien maman. Parce que c’est lui qui va être le chef de famille, et qui va la conseiller, mais qui va aussi prendre soin d’elle, comme les autres enfants, quoi. Voilà la différence culturelle que j’ai constatée à plusieurs reprises. »
L’identité vietnamienne
Au début était le Vietnam et donc les fondations de sa personnalité. Mais sur ce socle s’est construit une partie française avec l’élément fondamental de la langue. Aujourd’hui Kim Lefèvre peut écrire une lettre en vietnamien, traduire des œuvres littéraires du vietnamien en français mais est incapable d’écrire un texte littéraire en vietnamien. « Alors, vous voyez, la fondation de la personnalité est vietnamienne, mais l’outil d’expression c’est le français. »
Traduire, c’est d’une certaine façon une grande chance, celle de « réconcilier ces deux parties de moi-même, et de pouvoir les faire vivre parallèlement ».
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