Mission 11 – Chapitre 5
Rencontres et fêtes de novembre
● 9 novembre – La vache de Bau
Jour maussade, gris et humide. Canh Linh m’avait proposé de déjeuner avec Jean-Pierre et un ancien étudiant du Département qui a créé une agence de tourisme. A 11h30, il nous attend, accompagné de Sophie, une jeune Française. Il me salue très chaleureusement comme son ancienne professeure. Je ne le reconnais pas. Dix ans déjà. Nous nous installons dans un restaurant au décor de ferme, original et décontracté, comme je n’en avais encore pas vu à Hanoi. Bau nous invite, commande et se met à raconter.
En 2007, il était un étudiant pauvre de Thai Binh, passionné de français, venu à la capitale avec l’idée de travailler dans le tourisme, lorsqu’un jour arrive dans sa classe une Française. C’est la première fois qu’il entend parler français par une native ! Un éblouissement. Ses yeux en pétillent encore. Pourtant c’est l’anglais qu’il voulait apprendre. Mais les résultats du concours d’entrée en seconde le conduisent en classe de français. Sa mère ne réussit pas à fléchir le directeur. Alors il se résout à apprendre notre langue et…se prend d’amour pour elle.
Fils de paysan, lors de ses retours à la maison, il participe aux travaux des champs. A qui parler français ? Avec qui s’entraîner ? Avec sa vache : « Avance, tourne à droite, arrête-toi… » Au point que le jour où son oncle veut labourer avec la vache de Bau, celle-ci de réagit pas. Elle ne comprend pas le vietnamien. Nous éclatons de rire !
Parallèlement aux études, il commence à travailler comme guide. Son diplôme obtenu, il ouvre une agence de voyage pour les touristes francophones. Horizon Travel compte aujourd’hui trente-cinq employés répartis dans les deux bureaux de HCMVille et Hanoi. L’agence conçoit des circuits sur mesure et traite environ trente demandes par jour. Elle prend en charge une centaine de groupes par mois. Bau adore son travail et ne s’arrête que rarement. C’est sa vie ! Il habite à une quarantaine de km de Hanoi dans un complexe résidentiel. Marié, il a deux filles de quatre et six ans. Lorsqu’il en parle, ses yeux brillent encore plus fort.
Il vient chaque année dans les classes pour conseiller aux étudiant.e.s de se consacrer exclusivement au français. En effet les étudiant.e.s du Département suivent souvent un double cursus, convaincu.e.s que le français ne leur permettra pas de trouver du travail. Il affirme que les débouchés sont importants et les salaires attractifs, de 1000 à 2500 €/mois pour ceux et celles qui sont capables de bien parler et de bien écrire le français. Canh Linh m’avait dit en aparté que Bau avait de l’humour. Et aussi beaucoup de passion !
Sophie, la jeune femme qui l’accompagne est une étudiante de l’ICN (Institut du Commerce Nancéien) qui fait un stage de six mois dans l’agence de Bau. Comment est-elle arrivée ici ? Par un ancien étudiant de l’ICN qui, vu ses goûts, lui a conseillé le Vietnam. Elle est arrivée en septembre et travaille sur la communication via Instagram et autres réseaux. Le travail lui plaît mais elle se sent un peu seule à Hanoi. Ses colocataires, tous Vietnamiens, lui parlent peu. Peut-être pourrions-nous la mettre en contact avec quelques étudiant.e.s ?
● 11 novembre – Chez Thai, avec Nicole et Raymond
Thai est le précédent Doyen du Département qui se remet actuellement d’un accident de moto. Clavicule fracturée à la suite d’une glissade à moto sur la chaussée glissante. On lui a posé quelques vis, et après quelques jours d’hôpital, il a repris ses cours. Je ne suis montée que deux fois à moto depuis mon arrivée. Je ne préfère pas !
L’épouse de Thai a préparé un bon repas : nems délicieusement croustillants, salade d’oignons, concombre et tomates cerises, viande de buffle de montagne séchée, potée coréenne avec viande et légumes. Thai a mis le vin rouge en carafe. Nous trinquons à l’Aafv et à Préfasse, au français !
Nicole, présidente de l’Aafv-Val-de Marne, et son mari Raymond parlent du programme de leur séjour : remise de bourses à douze étudiant.e.s en difficulté du Département, remise de bourse à des enfants des hauts-plateaux à Buon Me Tuot, rencontres à l’école Nam Thanh Cong et au lycée Amsterdam de Hanoi. Je parle de mes dernières expériences. Thuy-Lise, la fille de la maison, qui vient d’être recrutée comme stagiaire et que je conseille depuis mon arrivée prend part à la discussion. Thai parle d’une communication qu’il va faire à un prochain colloque sur le respect des autres selon une approche comparée : Japon-Vietnam. L’avantage ne va pas à son pays dont il regrette l’évolution des mœurs vers une forme de sans-gêne. Parler fort par exemple.
Hélas, la maman ne parle pas français mais elle nous régale. Au dessert, com et banane. Le com est le jeune riz vert que l’on déguste à cette saison en le faisant adhérer à la chair de la banane. J’adore !
● 12 novembre – Donald Trump est à Hanoi !
C’est un rituel, chaque année, les parents de Lê Thuy Ha, Préfassienne 2009, m’invitent, bien que leur fille soit installée à Paris depuis quelques années. Après avoir travaillé chez Louboutin, elle vient de trouver un nouvel emploi chez Ubisoft, une entreprise de jeux vidéo.
Huong 2017, mon interprète du jour, vient me chercher et nous partons en taxi. Le chauffeur est volubile. Il parle de la présence de Donald Trump à Hanoi qui nous oblige à faire un grand tour pour arriver à destination. Effectivement beaucoup de policiers au long des rues.
Comme nous le pensions, la mère de Huong 2008 est là aussi. Deux cuisinières s’activent : crevettes à la vapeur, cuisson des derniers nems. C’est que nous sommes toujours nombreux pour ces agapes.
On trinque avec les petits verres de vodka.
Il manque de la place sur la table pour y poser tous les plats. Les crevettes achetées ce matin au marché sont croquantes et goûteuses. Les beignets de pomme de terre et champignons noirs sont excellents, les nems craquants.
Je goûte un soupçon de soupe aux pousses de bambou, un peu de soy. Mais je craque pour les mangues du dessert.
Les parents de Ha voudraient que leur fille épouse son copain venu avec elle lors du Têt. Je leur explique que les coutumes françaises sont différentes. Ils le savent mais Doi, le papa est tracassé.
La mère de Huong est inquiète aussi, de savoir sa fille si loin, à Paris.
Français ou vietnamiens, les parents se font du souci pour leurs « petits ».
● Mercredi 15 novembre – Finale du concours de chanson francophone 2017
Je suis invitée à assister à la finale nationale organisée par la station de radio VOV, Voix du Vietnam, qui a lieu dans notre Département. Le Doyen explique dans son discours introductif qu’il souhaitait commémorer les vingt ans du Sommet de la Francophonie qui s’est tenu à Hanoi en 1997. Je m’en souviens car la date correspond à mon premier voyage au Vietnam, à la Toussaint, juste avant l’événement.
Les candidat.e.s au concours ont envoyé leurs enregistrements à la VOV qui les a diffusés sur la station et son site. Un jury en a sélectionné dix pour la finale : majoritairement étudiant.e.s mais aussi vétérinaire ou journaliste, âgé.e.s de 15 à 31 ans, huit filles et deux garçons.
Je connais peu de chansons. Les paroles ne sont pas toujours intelligibles. Certain.e.s bougent mieux que d’autres. Au fur et à mesure, selon mes critères personnels, je mets des notes, de 3 à 9,5.
– 9,5 pour Paroles Paroles par Nguyen Thi Thu Hien de HCMV, une étudiante de 23 ans, aux cheveux courts, en tenue décontractée. Belle voix, belle interprétation pleine de sensibilité et de mouvement qui évoque la grande Dalida.
– 9 pour Les Yeux ouverts d’Enzo Enzo par Ngo Nhât Truong, 28 ans, de HCMV où il est vétérinaire. Son interprétation est maîtrisée, sensible et tonique et on le comprend bien.
– 8 pour Dernière danse d’Indila – dont je découvre l’existence – par Do Phuong Quynh étudiante de Hanoi, 21 ans. La chanteuse est statique, la tenue est classique mais la voix est belle.
Mon trio gagnant
Le jury composé de trois personnes – Thanh Hoa vice-doyenne et deux responsables de VOV – délibère en quelques minutes, si rapidement !
N°1 – Quynh gagne un voyage de cinq jours à Paris
N°2 – Truong, un chèque de 10 millions de dongs
N°3 – Hien, un chèque de 5 millions
J’avais donc le tiercé mais dans le désordre.En prime, nous avons écouté la prestation de la plus jeune candidate, Lan, une écolière de 9 ans qui apprend le français depuis trois ans à l’école Nam Thanh Cong de Hanoi et chante Bonjour Vietnam, très célèbre chanson composée par Marc Lavoine et co-écrite avec Yvan Coriat pour la chanteuse vietnamo-belge Quynh Anh dont le charme et le talent l’ont touché.
Raconte-moi ce nom étrange et difficile à prononcer
Que je porte depuis que je suis née
Raconte-moi le vieil empire et le trait de mes yeux bridés
Qui disent mieux que moi ce que tu n’oses dire
Je ne sais de toi que des images de la guerre
Un film de Coppola, des hélicoptères en colère
Un jour, j’irai là-bas
Un jour, dire bonjour à ton âme
Un jour, j’irai là-bas
Te dire bonjour, Vietnam…
Et comme au Vietnam, il n’est pas de fête sans cadeaux, les membres du jury reçoivent des bouquets de fleurs. Suivent les accessits et les prix d’encouragement. Et enfin les trois premiers prix et la photo de famille.
● Vendredi 17 novembre à midi – Célébration de la fête des enseignant.e.s
Aujourd’hui les cours s’interrompent dès 9h. C’est la fête !
Pendant une heure, je travaille avec une classe de futures professeures, sur quatre sons difficiles, à partir d’un texte consacré au trafic de cornes de rhinocéros entre l’Afrique du Sud et le Vietnam. Le s de rhinocéros, préférence, silencieux… Le z de museau, asiatique, Mozambique… Le ch de machette, hache, pachyderme… Le j de bagages, davantage, Johannesburg…
Avant de les quitter, une des étudiantes m’adresse de très jolis souhaits de santé et de vigueur pour continuer à enseigner.
Direction l’amphithéâtre Vu Dinh Lien, très occupé en ce moment. Beaucoup de monde, actifs et retraités, à qui les jeunes profs sont allés porter les invitations chez eux. L’une d’elles a mis quatre heures pour accomplir sa mission car la personne à qui elle devait porter le carton d’invitation habitait loin et… avait changé d’adresse !
D’abord on trinque en regardant quelques intermèdes. Je suis entourée de Canh Linh, Ngoc Lan et Ngoc Lan, assidues aux séminaires depuis des années. Phuong Lan (en blanc) va soutenir sa thèse sur L’Etranger vendredi prochain. Ce n’est pas encore la soutenance définitive mais elle se rapproche du terme. Ngoc Lan avance sur sa thèse qui porte sur les expressions idiomatiques exprimant des émotions.
Thuy Linh et Anh Tu 2015 sont venues trinquer à leur tour. Oanh un ancien professeur, passé par Grenoble l’an passé, également.
Quelques étudiantes chantent puis c’est au tour de Yen, Huong et Mai Ly de nous interpréter Comme ci comme ça en dansant devant l’Oncle Ho.
A l’arrière-plan, de beaux panneaux réalisés par les étudiant.e.s sur le Département dans le futur…hélas,seuls les titres sont en français!
Vient le moment de se restaurer au buffet qui occupe le centre de la salle. Les groupes se forment. Les retraitées femmes et les retraités hommes en tables séparées selon la tradition. Je suis frappée par le nombre d’hommes parmi les retraités alors qu’ils sont aujourd’hui très minoritaires.
Suivent quelques remises de diplômes et de bouquets de fleurs pour des départs en retraite et des mutations. Vers 13h30, la salle est presque vide et les serveurs du traiteur retirent les nappes alors que nous sommes encore quelques un.e.s à bavarder.
● Même jour à 19h – Spectacle des étudiant.e.s pour leurs professeur.e.s
De nouveau des chants et des danses, c’est une constante culturelle.
On peut y voir des activités attractives pour les étudiant.e.s, une façon de les motiver dans leur apprentissage de la langue française.
On peut y voir aussi des activités chronophages et génératrices d’une énergie démesurée par rapport à l’enjeu. Ces activités festives requièrent aussi beaucoup de participation des enseignant.e.s pour encadrer les répétitions, installer les salles, ranger les salles…pas de personnel technique pour le son ou les lumières.
Un divertissement, au deux sens du terme.
Des chansons donc, un extrait de Il y a d’Apollinaire que j’avais proposé aux professeures « du séminaire du mardi » mis en scène par Thuy-Lise, une danse hip hop, un très beau numéro de jeux de mains en lumière noire, Petite Marie par une étudiante de 4ème année à la voix bien placée, un crooner étudiant de 3ème année, une danse traditionnelle puis un intermède animé par deux étudiants criant dans le micro pour animer un jeu entre deux groupes montés sur scène. Je me bouche les oreilles. La migraine me prend. Je résiste encore un peu, puis je pars.
● Samedi 18 novembre – Déjeuner rue Lê Thánh Tông
Lê Thánh Tông (1442–1497) de son nom de naissance fut un empereur d’ Annam, le quatrième de la dynastie Lê. Il est le fils de l’Empereur Lê Thái Tông et le demi-frère de l’Empereur Lê Nhân Tông et de Nghi Dân qui fomenta un coup d’état et tua Lê Thái Tông. Il succède donc à ses deux demi-frères.
Thuy vient me chercher avec sa petite voiture blanche. Pas de problème pour se garer près de l’opéra. Nous montons les quatre étages.
Mon ami Thang paraît fatigué. Il a effectivement été souffrant ces dernières semaines. Il comprend toujours fort bien le français sans l’avoir jamais appris. C’est un mystère ! Nhu est encore en cuisine à terminer la cuisson des banh goi et à préparer le sauté de bœuf au céleri. Comme d’habitude, nous nous régalons et nous faisons le tour de nos connaissances communes pour nous en donner des nouvelles. Thuy envoie un MMS à Kim à Genas
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● Dimanche 19 novembre – Dîner francophone
Je pars en compagnie de Tu et Tuyet, les parents de Ngoc Lan et Ngoc 2004 qui habitent près de chez moi. Le taxi nous attend, sans signe distinctif. C’est Uber ? Non Grab. Une entreprise de même type dont beaucoup de mes ami.e.s utilisent les services. Renseignements pris les chauffeurs de taxis traditionnels ne sont pas contents. Et pour cause !
Oanh et Ha, les parents de Giang, l’épouse de Ngoc nous accueillent.
Giang est rentrée pour un séminaire de trois jours la semaine dernière. Dans une semaine elle rentre à Amiens où elle prépare sa thèse ainsi que son mari, Ngoc, le seul Préfassien. Leurs deux garçons apprécient beaucoup l’école française où on fait des activités sportives et culturelles. Nam Anh, l’aîné, a un emploi du temps bien rempli : piano et solfège au conservatoire, handball, bibliothèque…Il dit vouloir rester en France pour ses études. Il rentre en 6ème en septembre prochain. On parle carte scolaire.
A l’exception de la mère de Giang et de son frère tous parlent français. C’est confortable ! Et nous sommes tous professeurs, sauf la mère de Giang.
Apéritif au Ricard, saucisson aux noisettes … suivi du cha ca, un plat délicieux qui nécessite un réchaud sur la table. Comme il fait frais depuis la veille, la chaleur du plat et le Muscadet nous réchauffent agréablement.
Les parents de Ngoc Lan et Ngoc viennent de passer trois mois à Amiens où ils ont photographié la confiserie Trogneux et aperçu Macron attendu pas la CGT. J’ai vu les photos !
● Lundi 20 novembre – Jour officiel de la Fête des enseignants
Cette fête a été créée en 1982. On en fête donc les 35 ans, ce qui explique peut-être les festivités particulières de cette année. L’espace sous mon balcon qui était un grand parking a reçu récemment des aménagements qui le rendent plus accueillant : bancs circulaires autour des arbres que les étudiant.e.s apprécient, vasques de fleurs, immense affiche célébrant la fête.
Dimanche matin, vers 9h, j’entends du bruit : des seniors se prennent en photo devant l’affiche, femmes en ao dai, hommes en costume. Vers 10h, c’est l’heure des quinquas et vers 11h… les jeunes ! A chacun.e son heure !
Des tables ont été dressées et les chaises habillées. La musique commence à s’élever, des airs anciens. La foule se presse, se prend en photo, discute. Beaucoup de seniors avec femmes en ao dai. Un festival. Mais beaucoup de jeunes aussi qui ont revêtu l’uniforme bleu marine !
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