Mission 3 – Chapitre 2
Chapitre 2 – Au pays de Duras et de la débrouille
● Au pays de la débrouille
C’est seulement ma troisième mission et certains aspects du mode de fonctionnement vietnamien m’échappent encore. Je suis donc étonnée de ne pas avoir de nouvelle du Doyen Thuan ni du Vice-Doyen Binh – chargé des relations avec les professeurs étrangers – quant à mon installation pratique au Département et au programme de la mission. Au retour de HCMV, je flâne au centre-ville de Hanoi, je fais quelques courses rue de la soie (Hang Gai). Dimanche soir, rien.
Lundi matin, je me rends à la fac. Au secrétariat, personne. Même chose à la salle des profs. La dame de la sonnerie dort, d’un oeil, car bientôt elle sonne la pause. Les profs arrivent. On se salue. Thai – le deuxième Vice-Doyen – me dit que le Doyen doit être dans son bureau. Effectivement, il me reçoit chaleureusement, me parle de Can Tho, me demande de lui faire des propositions. Je comprends que rien n’est prêt, ni mon bureau, ni mon emploi du temps.
Les deux secrétaires s’occupent de moi : elles me photocopient les emplois du temps des classes, elles font nettoyer « mon bureau » et installer l’ordinateur. La poussière s’est accumulée depuis mon dernier séjour mais la clim fonctionne ! Des travaux ont été réalisés sur le réseau électrique et il ne devrait plus y avoir de pannes à répétition. Internet a des ratés.
Une jeune prof me demande de l’aider à préparer son cours.
Le mardi matin, That, professeure de littérature, court vers moi et me dit que nous allons « travailler dur » cette année. J’obtiens qu’on me photocopie (c’est banal et normal ici) les manuels Tout Va Bien utilisés depuis l’an passé en 1ère et 2ème année. Les jours suivants, je vais à la salle des profs à l’heure de la pause pour programmer des interventions dans les classes. L’une accepte, l’autre est réticente. Une autre m’embarque de bon coeur dans sa classe pour que je travaille avec ses étudiant.e.s et…pour pouvoir s’en aller plus tôt ! Le vendredi les manuels ne sont pas encore photocopiés. Il faut attendre. Je n’ai pourtant pas le sentiment que le CDI soit surchargé.
Tân un étudiant fraîchement diplômé mais encore sans emploi m’aide à acquérir un téléphone, déjeune avec moi chez la « Belle Crémière », c’est ainsi que j’ai surnommée Madame Trang qui a ouvert un petit restaurant à deux pas de la fac. Tân a beaucoup d’esprit critique et confirme certaines de mes impressions.
Thuy de Nam Dinh, étudiante en 3ème année F1 (classe d’excellence) vient à mon bureau, m’apporte le programme de l’Espace qui consacre une série d’interventions autour de Marguerite Duras. Chic ! Je lui donne des conseils pour la préparation au DELF B2.
Au bout d’une dizaine de jours, le programme de formation est enfin arrêté :
– Lundi am : séminaires avec les professeures de littérature pour assimiler les notions du « Manuel d’analyse des textes littéraires » que j’ai rédigé à leur demande ;
– Mardi am : séminaires avec les professeures de 1ère année pour apprendre à utiliser le manuel Tout va bien 1.
– Mercredi am : séminaires généralistes portant sur trois domaines : l’autonomie des étudiants, la civilisation, la littérature
– Jeudi am : séminaires avec les professeurs de 2ème année pour apprendre à utiliser le manuel Tout va bien 2
– Interventions dans les classes de 1ère et 2ème année suivies de réflexions sur l’analyse des pratiques avec les professeurs qui m’observent ou que j’observe (dans ce cas il faut insister).
– Cours hebdomadaire supplémentaire à la classe d’excellence de 3ème année
Un programme bien dense, correspondant aux besoins, et qu’il a fallu définir avec quelques efforts.
● Marguerite Duras à l’honneur à l’Espace
– Conférence très intéressante sur le métissage linguistique et fantasmatique chez M. Duras par Catherine Bouthors-Paillart
Wikipedia m’indique que la conférencière est ancienne Élève de l’École Normale Supérieure, agrégée et docteur ès Lettres de l’Université Paris VII, qu’elle enseigne la littérature en Classes Préparatoires Littéraires à Amiens (France), qu’elle a publié Antonin Artaud L’énonciation ou l’épreuve de la cruauté 1997, Duras la métisse. Métissage fantasmatique et linguistique dans l’œuvre de Marguerite Duras 2002.
Huong, une étudiante de la même classe que Thuy et pressentie pour être la future Préfassienne, nous rejoint. Elle s’exprime très bien et serre contre elle un livre : L’Amant de la Chine du Nord. Elle veut approfondir ses connaissances sur Duras, ce qui me donne l’idée de travailler sur des textes de Duras avec sa classe. Hoai est là également, méconnaissable avec ses cheveux courts. La traduction simultanée est assurée par Vân un des professeurs du Département (l’actuel Doyen 2018)
– Les Enfants, film de Marguerite Duras (1985) en collaboration avec Jean-Marc Turine et Jean Mascolo, adapté de son conte pour enfants Ah ! Ernesto.
Un jour, un enfant de 7 ans qui en paraît 30 (interprété par Daniel Gélin) décide de ne plus aller à l’école « parce que l’on y apprend ce que l’on ne sait pas » . Film loufoque avec de très bons acteurs : Gélin, Arditi et Dussolier.
Dans le débat qui suit, Jean Mascolo n’a hélas rien à dire. Il bafouille. Est-il dans son été normal ? Né le 30 juin 1947, il est le fils unique de Marguerite Duras et de Dionys Mascolo. Assistant réalisateur et photographe de plateau sur de nombreux longs métrages, il est, de 1966 à 1984, le photographe et l’assistant de la plupart des films de Marguerite Duras.
Issu d’une famille d’immigrés italiens, Dionys Mascolo exerce plusieurs petits métiers lorsqu’il se retrouve, à la mort de son père, chargé de famille. Lecteur chez Gallimard durant l’Occupation, il y rencontre Marguerite Duras, dont il devient l’amant, et se lie d’amitié avec son mari Robert Antelme. Avec eux, il crée le « groupe de la rue Saint-Benoît ». Il rejoint la Résistance, sous le pseudonyme de Lieutenant Masse, au sein du réseau du Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés, dirigé par François Mitterrand. À la Libération, il participe avec Edgar Morin au rapatriement à Paris de Robert Antelme, agonisant à Dachau, comme le raconte Marguerite Duras dans un récit autobiographique intitulé La Douleur. Il épouse Marguerite Duras en 1947. Ils ont un enfant, Jean. Le couple se sépare en 1956.
Je rentre avec Huong qui prend le même bus que moi et descend un peu avant, au lac Thu Lê.
– Deux documentaires sur Duras: La Fadeur sublime (1983) de Violaine de Villiers et Duras filme (1981) de Jean Mascolo.
Le premier magnifie la beauté de Delphine Seyrig, le second est le making of d’Agata et le portrait de sa mère par le fils.
Jean Mascolo semble plus clair que la veille mais pas mieux accoutré. Grande victoire, trois étudiantes étaient présentes. A l’arrêt de bus, je rencontre Công, professeur à l’Université de Hanoi, qui propose de me ramener à moto. Il a soutenu son DEA à Paris VII sur l’intertextualité dans A rebours de Huysmans. Il part dans deux jours pour Bruxelles où il préparera sa thèse sur… Marguerite Duras.
● Invitations
Samedi 27 octobre – Rue Trang Hung Dao. J’attends mes invité.e.s dans une ancienne villa coloniale transformée comme beaucoup en restaurant,. J’apprécie cet endroit depuis que Kim me l’a fait connaître. Nourriture et cadre raffinés.
Surprise ! Hoai 2006 arrive avec son petit ami Son que je n’avais pas encore vu. Il est professeur d’informatique à l’Ecole de Police et pourra obtenir une bourse de thèse pour la France, lorsqu’il aura atteint un niveau de français suffisant. Hoai est très en beauté.
Kim 1999 et Tân arrivent. Je lui confie à Kim le soin de commander, elle fait ça très bien.
Soupe au crabe, crevettes, nems, rau à l’ail (légumes verts fondants que j’adore), poulet, riz. Bière et thé vert. Un régal !
La conversation est animée, moitié en français, moitié en vietnamien car Son n’a pas commencé ses cours de français. Hoai loge dans une maison de cinq étages où elle a ouvert un Club de français, qui ne marche pas, pour l’instant. Tân nous parle du Yunnan et du Tibet, très beaux, très sauvages. Il apprend le chinois depuis trois ans avec l’espoir de plus larges débouchés qu’en français. Comme le salon où nous sommes installés est tranquille, nous pouvons bavarder calmement. Je leur montre les photos du mariage de Lan Phuong, de Can Tho. Tân me raccompagne à moto à Quan Hoa.
Dimanche 28 octobre – Je suis invitée chez Hai, Préfassienne 2007. Tinh, sa mère, professeur au Département, vient me chercher à moto et m’emmène chez une couturière où je fais raccourcir une jupe. La famille habite dans une ruelle de la rue Xuan Thuy, pas très loin de mon logement. Une belle maison à deux étages reconstruite en 2000 que Tinh me fait visiter tandis que Hai et ses cousines s’activent à la cuisine. Grandes pièces, belle hauteur de plafond.
Nous prenons l’apéritif au salon, ce qui n’est pas fréquent au Vietnam : Cointreau et cacahuètes. Viet, le père de Hai, célèbre chaque année la Révolution d’octobre. Il était ingénieur-militaire spécialiste des avions russes mais le Vietnam n’achète plus d’avions aux Russes. Tinh et son mari sont originaires du Nghê An, province du Centre où est né l’Oncle Ho. Ils sont mariés depuis trente ans, ont un fils aîné qui a suivi une formation en français aussi mais travaille dans la banque. Il est marié et a un bébé d’un mois. Comme tous les dimanches, il est chez ses beaux-parents.
C’est l’heure du repas : crevettes grillées, lau (fondue chinoise) composée d’un bouillon dans lequel on fait cuire ce que l’on veut (champignons, brocolis, cresson, viande…). Cela réchauffe !
Nous passons au salon pour le dessert : papaye et thé. Viet disparaît pour faire la sieste. Nous parlons des projets de Hai qui termine son cursus à l’Université nationale après son séjour en France à Dijon puis Grenoble, à l’été 2007.
Tinh demande à son mari de m’emmener à moto rue Hang Gai où j’ai commandé des vêtements. Il est heureux de me rendre ce service car sa fille a été très bien reçue par Préfasse l’été dernier. Et puis, il est en retraite. Il a donc le temps. Effectivement, il roule lentement.
Mercredi 31 octobre – Au restaurant Pho Ngôn avec Diep 2000 et Quang
Rendez-vous rue Lang Ha au Pho (la soupe traditionnelle vietamienne) délicieux (ngôn) avec ma très chère Diep et son mari. Ils se sont mariés en mars 2006, un bébé est né (un garçon) et la vie a changé. Inévitable ! Quang ne peut participer à la conversation en français. De temps à autre Diep traduit.
Samedi 3 novembre – Cours de cuisine chez Canh Linh
Minh que j’ai connue à Can Tho et habite près de chez moi vient me chercher pour aller chez Canh Linh à My Dinh. Linh a fait le marché et nous attend dans son bel appartement moderne. J’épluche les concombres et les coupe en rondelles tandis que Linh prépare la garniture pour les nems que nous roulons à trois. Minh me montre comment préparer les « yeux du dragon ». Tam arrive un peu après et prépare un sauté de boeuf aux poivrons.
Le repas est délicieux. Les trois jeunes femmes sont contentes de pratiquer le français. Je pose de nombreuses questions car je connais encore mal la société vietnamienne : les salaires, les cours particuliers, ce qu’il faut d’argent pour vivre, le prix d’un appartement, l’emprunt à la banque (Non, ce sont les parents qui prêtent). Et la société de consommation : « Oui, nous sommes en plein dedans, dit l’une ». L’autre s’inquiète de l’avenir : son salaire de prof débutante est faible, elle n’a pas de cours supplémentaire, jeune mariée et maman d’un bébé de 22 mois, elle vit chez ses parents. Et elle ne sait comment s’y prendre avec les étudiant.e.s. Nous allons travailler ensemble.
Mercredi 7 novembre – A l’opéra de Hanoi
Nuit romantique avec des œuvres d’Elgar – Concerto pour violoncelle et orchestre – et Bruckner – Symphonie n°4 – jouées par l’Orchestre national du Vietnam sous la direction d’un chef japonais. L’opéra a été construit en 1911, sur le modèle de l’Opéra Garnier. On se laisse emporter par la musique. Kim, Préfassienne 1999, est aux anges.