Monsieur le Paresseux
Monsieur le Paresseux d’Yveline Féray
Roman écrit en français, publié aux Éditions Robert Laffont en 2000, 297 pages
Hommage au fondateur de la médecine traditionnelle vietnamienne
• Ce roman historique est un hommage au fondateur de la médecine traditionnelle vietnamienne, Lê Huu Trac, qui vécut au 18e siècle à la fin de la dynastie des Lê postérieurs et avait décidé de se faire surnommer, M. le Paresseux, Lan Ong.
« Les hommes sont victimes d’honneurs frivoles qui ne leur procurent que des ennuis. Se vanter ne peut égaler le plaisir de se cacher ».
Telle est la philosophie de Lê Huu Trac qui décide, à l’âge de 30 ans, alors qu’il est mandarin militaire à la cour de Thang Long (ancien nom de Hanoï), de se retirer dans son village natal du Nghê An où il devient médecin. Dans son ermitage de la Montagne parfumée il mène une vie calme et studieuse auprès de sa femme et ses enfants: lisant, pêchant, composant des vers, soignant les malades, instruisant les étudiants, rédigeant un énorme ouvrage médical… Jusqu’au jour où, âgé de 60 ans, sa renommée le sort de sa retraite. Il est en effet sommé par le prince Trinh Sam de se rendre à Thang Long pour y soigner son héritier, le jeune Thinh Can, fils de sa favorite.
• C’est le moment où Yveline Féray choisit de débuter son roman. Au début de l’année du Buffle 1781, Lan Ong doit quitter sa quiétude studieuse et s’embarquer dans un long voyage périlleux et fatigant, de Hoanh Son à Thang Long en passant par Vinh, Thanh Hoa.
Son arrivée à la capitale lui confirme le bien-fondé de son choix de vie : la Cité interdite est un bourbier, un lieu d’intrigues et d’agitation permanente, entre les médecins du Collège médical, entre les factions de la famille royale.
Lê Huu Trac découvre avec inquiétude la jalousie dont il est l’objet de la part de ses « confrères » officiant auprès de la famille royale et qui sont des charlatans. Il sait la menace de mort qui pèse sur lui en cas d’échec à guérir le jeune prince et se demande s’il pourra, et quand, retrouver son ermitage.
Mais la rencontre avec le petit malade royal, âgé de 7 ans, si mûr, si lucide sur son état et les mœurs de la cour modifie radicalement l’état d’âme du médecin. Ce n’est plus un prince héritier qu’il vient voir chaque jour, mais un enfant attachant, trop sage pour son âge qu’il essaie de sauver.
La médecine « non sanglante » de Lê Huu Trac va être confrontée, lors de l’auscultation du jeune prince par Hyacinthe de La Richardière, à la médecine « sanglante » de l’Occident. C’est l’occasion d’une scène très détaillée (p.245), vue par le Maître des médecines, ébahi par la façon de prendre le pouls, de ne pas « s’attarder à l’inspection minutieuse des sept orifices », par l’utilisation d’un abaisse-langue, par l’écoute attentive du souffle… L’auscultation menée par l’élégant médecin français, diplômé de l’École de Chirurgie et d’Anatomie de Rochefort, sera suivie d’un diagnostic (p.248) révélant le fossé entre les deux médecines… et l’arrogance de l’Occidental.
- • Une belle figure d’humaniste
Yveline Féray brosse un tableau des mœurs à la fin de la longue dynastie des Lê postérieurs (1428-1788). Depuis 1570 et le partage du pays entre les princes Trinh au nord et les princes Nguyen au sud, ils règnent, mais ne gouvernent pas. Les Nguyen finiront par avoir raison des Trinh en 1788. Nguyen Huê devient empereur sous le nom de Quang Trung.
Elle s’appuie sur des documents historiques, Recueil d’écrits des lettrés de la famille Ngo, mais surtout l’Encyclopédie médicale de Lê Huu Trac dont elle cite plusieurs passages.
Les relations entre le Maître et ses disciples, opposés aux imposteurs du Collège Royal donne lieu à quelques scènes vivantes et amusantes. Le turbulent personnage de Soan, jeune serviteur attaché à Lê Huu Trac depuis son départ de l’ermitage, donne au récit une dimension de roman d’apprentissage, sur un registre souvent comique.
Quant au personnage principal, c’est une belle figure d’humaniste qui nous fait penser à Montaigne conseillant de « se prêter à autrui et de se donner à soi-même ».
• Polémique interculturelle
Dans son édition du 4 juillet 2004, le Courrier du Vietnam se fait l’écho des divergences de culture.
Huu Ngoc, ami d’Yveline Féray, raconte qu’une de ses connaissances, monsieur L.H.T, pharmacien retraité, vient de lui écrire pour lui demander son soutien dans un procès d’intention qu’il voudrait faire à la romancière.
Descendant de Lê Huu Trac, L.H.T accuse Yveline, avec virulence, d’avoir diffamé la mémoire de son ancêtre. Comment un Vietnamien peut-il se méprendre sur le sens d’un ouvrage faisant l’éloge de son ancêtre au point de le considérer comme un écrit diffamatoire ?
Le chef d’accusation réside dans les pages 222 et 223:
« Le Maître et sa précieuse servante s’étaient retirés dans la chambre à coucher […] Peu après, un sourire ambigu détendait ses traits : à cette heure tardive du Rat, le Maître cherchait peut-être dans le jeu du nuage et de la pluie [1] un remède à son angoisse.
[…] Détaché de sa concubine, le médecin gisait sur le côté, le souffle court, avec le sentiment de flotter, inaccessible et prodigieusement vivant, au-dessus de son corps ivre. Activé par le feu-dragon de ses reins, il avait laissé sans regret jaillir hors de lui sa quintessence vitale, insoucieux d’appliquer les quatre actions pour empêcher l’émission et faire retourner la semence [2] ».
Huu Ngoc comprend que « cette prose érotique concernant un aïeul adoré comme un génie, être incorporel et modèle de vertu, fasse dresser les cheveux sur la tête de L.H.T et de tout Vietnamien peu habitué à la littérature occidentale. Mais à l’Ouest, les auteurs ont une grande latitude de fiction dans le roman, même le roman historique. Les lecteurs vietnamiens doivent savoir que Les Trois Mousquetaires dont la traduction est si populaire est un tissu d’histoires imaginaires ».
Ainsi ce passage érotique n’a-t-il pas pour fonction d’abaisser Lan Ong, mais plutôt de le rendre plus proche de nous. CQFD !
• Une traduction saluée au Vietnam
Le Courrier du Vietnam du 26.02.06 salue la publication du roman en vietnamien, dans une traduction de Lê Trong Sâm, membre de l’Association des écrivains de la ville de Huê.
Cet ouvrage aborde un thème très intéressant : le devoir du véritable médecin, qui est de consacrer toute sa vie à ses malades, de repousser honneur et richesse. Un exemple à suivre.
Le professeur docteur Nguyên Van Truong, directeur de l’Institut d’Économie écologique de Hanoï remercie l’auteur dans une lettre datée du 27.12.05 : « Pour ce roman, vous retracez la vie d’un personnage historique vivant dans une société sur laquelle les renseignements sont rares, on peut même dire quasi inexistants. Je m’incline devant la patience dont vous avez dû faire preuve pour chercher et trouver les faits historiques qui vous ont permis de composer ce roman passionnant. Les lecteurs français et francophones seront émerveillés de l’histoire relatée dans votre roman ».
Des numéros plus récents du Courrier du Vietnam reviennent sur le roman et son actualité :
Réimpression du roman Monsieur Le-paresseux
Monsieur-le-paresseux toujours actuel
Intéressante appréciation de Janine Gillon, professeur de lettres à Paris et amie du Vietnam
1 – Expression métaphorique pour désigner les jeux de l’amour. Cf le célèbre roman érotique chinois du 17e s.
Nuages et pluie au palais des Han Ed. Philippe Picquier
2 – Pratique taoïste destinée à nourrir sa puissance vitale