Pierre Boulle
Le passé indochinois de Pierre Boulle (1912 – 1994)
À Pierre Boulle, on associe deux œuvres majeures, « Le Pont de la rivière Kwaï » (1952) et « La Planète des singes » (1963), popularisés au cinéma par les films de David Lean (1957) et Franklin Schaffner (1968).
Le premier est un roman inspiré par son expérience militaire en Asie. Le second est une dystopie qui met en scène trois hommes partis explorer une planète lointaine similaire à la Terre, où les grands singes sont les espèces dominantes et intelligentes, alors que l’humanité est réduite à l’état animal. Une dixième adaptation étatsunienne est annoncée pour 2024 !
Mais revenons au passé indochinois de l’écrivain Pierre Boulle évoqué dans un long article signé Benoît Hopkin, de M. Le Magazine du Monde, du samedi 1er avril 2023.
Aux sources de la rivière Kwaï – Le désir d’aventure en Asie
C’est le titre du livre de souvenirs que Pierre Boulle publie chez Julliard en 1966 et dans lequel il reconnaît que son passé indochinois « contient à l’état diffus tous les matériaux, toute la substance spirituelle » de ses romans. Au service historique de la Défense, à Vincennes, dans le Val-de-Marne, on peut consulter deux dossiers d’archives au nom de Pierre Boulle, lieutenant fait capitaine de réserve en quittant l’armée. On peut aussi y lire des citations pour actes de bravoure et la liste de ses médailles militaires. Suivons le fil de ses aventures.
1936 en Malaisie – Jeune ingénieur diplômé de l’École supérieure d’électricité (Supélec) de Paris, Pierre Boulle est employé sur une plantation d’hévéas, en Malaisie. Une façon d’échapper à l’ennui de ses deux premiers postes à Valenciennes puis à Clermont-Ferrand. Mais les activités quotidiennes sur la plantation suscitent très vite la déception. « Se promener et faire travailler les autres, » trop peu pour lui ! Il essaie de calmer son ennui par des beuveries périodiques à Kuala Lumpur. « Nous étions d’affreux colonialistes, mais cela m’a passé. »
1939-1941 en Indochine – A la déclaration de guerre en 1939, Pierre Boulle est mobilisé en Indochine, où comme en métropole, règne une « drôle de guerre ». À nouveau, il connaît l’ennui, l’inaction, jusqu’à l’annonce de la défaite française. Après l’appel du général de Gaulle du 18 juin 1940, Pierre Boulle est indécis et ne se range pas tout de suite du côté des « gaullistes ». Ce qu’il regrettera.
L’amiral Jean Decoux, nouveau gouverneur nommé par Vichy, l’envoie se battre au Laos contre les soldats du Royaume de Siam (la Thaïlande). Démobilisé en avril 1941 à Saïgon, il repart en Malaisie en juillet, dans « une pénible atmosphère de résignation et de défaitisme ».
1941 – Engagement pour la France libre en Malaisie – Pierre Boulle signe finalement un engagement dans la France libre, à Singapour en août 1941, sous les ordres de François Girot de Langlade, un planteur expatrié comme lui en Malaisie. Il suit une formation en pleine jungle, dans un centre d’entraînement de l’Intelligence Service britannique, appelé Force 136 (qui deviendra la force 316 dans Le Pont de la rivière Kwaï). Il y apprend le maniement des explosifs et la manière d’égorger une sentinelle. « Promu professeur ès sabotages, je serai chargé d’instruire un certain nombre de jeunes gens bien-pensants dans l’art de la destruction. »
Première tentative pour rentrer en Indochine – Les Japonais occupent le territoire français indochinois et empêchent la résistance française de rentrer sur le territoire. Pierre Boulle qui tentait d’entrer en Indochine clandestinement, en bateau, avec des explosifs et des objectifs à détruire, doit renoncer.
Décembre 1941 – De l’autre côté de la frontière chinoise – La mission de la France libre est déménagée dans l’ouest de la Chine, à Kunming. Mais quelques jours plus tard, après l’attaque de Pearl Harbour, les Japonais envahissent les zones sous contrôle britannique.
En Birmanie – Pierre Boulle rejoint Rangoun, dans une Birmanie menacée par l’avancée japonaise. À bord d’une Buick, « voiture qui ne serait pas déplacée sur la Riviera », il emprunte les mauvaises pistes qui traversent la jungle birmane, paysages fascinants qui alimenteront plus tard les descriptions du romancier.
Retour à Kunming – Véritable nid d’espions où le consul vichyste côtoie les représentants de la France libre. De nouveau Pierre Boulle s’ennuie, ronge son frein, entre réceptions et banquets.
Avril 1942 – Mission en Indochine – Un voyage tumultueux
En avril 1942, Pierre Boulle sort enfin de l’inaction. On lui confie une mission en Indochine, pour le compte de la France libre et sous une nouvelle fausse identité. Le voyage de Kunming à Hanoï est semé d’embûches : commencé à bord d’un camion, il se poursuit à dos de cheval et de mulet jusqu’à la frontière. Il confectionne un radeau en bambou pour descendre de nuit la rivière Nam Na, qui rejoint la rivière Noire puis le fleuve Rouge. Après avoir manqué périr, il atteint Hanoï.
« Je n’ai plus qu’une volonté : rester cramponné, incrusté à mon radeau, » écrit-il.
Après cinq nuits de navigation, blessé, mal en point, affaibli par le paludisme et la dysenterie, il est repéré par des paysans thaïs qui le retiennent contre son gré. Il est emmené sous escorte à Lai Châu. Où on l’invite à un mariage ! Fourmarchat, le commandant français de la place est présenté par les espions gaullistes comme un sympathisant. Confiant, Pierre Boulle lui révèle son identité. Mauvais choix, après quelques amabilités, le commandant le fait arrêter. « Je suis et resterai toujours fidèle au Maréchal, lui dit-il. Je considère les Français libres comme des égarés, qui agissent contre les intérêts de la patrie. »
Pierre Boulle est transféré sous escorte à Hanoï.
Le transfert jusqu’à Hanoï est à nouveau contrasté ! À Son La – où l’on peut visiter aujourd’hui le pénitencier construit par les Français – il est reçu avec les honneurs par les autorités coloniales. « Nuit dans les draps blancs d’un bel hôtel des draps blancs et repas d’adieu. » Sans doute par des partisans gaullistes. Avant d’être convoyé jusqu’à Hanoï par des émissaires vichystes.
« Que penser de ceux qui semblent me dire : Bravo ! Allez-y. Vous êtes un type épatant. Nous pensons comme vous. Mais, attention, nous allons vous conduire en prison. »
Son interrogatoire dure quinze jours et quinze nuits. Devant son refus de livrer ses contacts et la nature de sa mission, il est privé de nourritures et de sommeil. Un certain Favre menace de le livrer aux Japonais, ce qui est la mort assurée. Puis le même Favre lui fait part de sa sympathie pour les Alliés. En ces temps incertains, les « convictions » pouvaient varier rapidement au gré des intérêts personnels.
Octobre 1942 – Parodie de procès
Cour martiale. Avocat commis d’office. Témoin à charge qui « s’acharne à me présenter comme l’homme le mieux élevé et le plus doux de la Terre ». Rien n’est conforme au droit dans cette caricature de procès. Mais Pierre Boulle est condamné aux travaux forcés à perpétuité.
Il est d’abord tenu au secret pendant près d’un mois dans une cellule exiguë de la prison de Hanoï : les pieds entravés par une barre de justice, en position allongée sur un bat-flanc de béton. Puis sa détention s’adoucit, il partage une cellule avec d’autres prisonniers gaullistes – comme le docteur Georges Béchamp, qui décédera des suites des mauvais traitements – et d’autres membres des Forces françaises libres (FFL).
Juin 1943 – Transfert à la prison de Saïgon
« Le confort alla s’accentuant, à mesure que s’amplifiaient les succès des Alliés », ironise l’écrivain. Après le débarquement du 6 juin 1944, des boîtes de cigares et des bouteilles d’alcool sont offertes par des officiers et même par des geôliers. « Attendrissante époque, où le directeur de la prison étudia sérieusement la possibilité de nous amener des prostituées à l’intérieur de la prison pour nous distraire ! », relate Pierre Boulle.
« Je suis convaincu que, si demain les Forces alliées subissaient des revers, l’on verrait […] les officiers supérieurs et hauts fonctionnaires se précipiter en foule au gala franco-japonais […] et les nouveaux convertis remettre en place les portraits et sentences du Maréchal qu’ils font en ce moment disparaître discrètement des édifices. »
Octobre 1944 – Transfert ubuesque vers le Laos – « L’évasion »
Décalage entre la Métropole où le gouvernement provisoire s’est installé dans Paris libérée et l’Indochine où les vichystes – toujours en poste cherchent des solutions pour se libérer de leur passé collaborationniste. Pierre Boulle et d’autres prisonniers FFL sont envoyés au Laos. Là encore les conditions de voyage prêtent à « rire » ! Les prisonniers voyagent en train, sans menottes. Ils sont accueillis à Hué par le représentant vichyste qui les convie à un banquet, puis les mène à l’hôtel, où les attendent des bouteilles de champagne. Les gardiens les surveillent d’un œil. Dans ces conditions, il est facile de s’évader ! « Tout le monde était dans le coup sauf, je crois, le gouverneur général d’Indochine. » « En vérité, le drame et la comédie sont si bien mêlés dans cette aventure que je ne sais plus comment réagir. »
En novembre 1944, il noircit le trait. « Je suis absolument convaincu que, si demain les Forces alliées subissaient des revers, l’on verrait […] les officiers supérieurs et hauts fonctionnaires se précipiter en foule au gala franco-japonais et […] les nouveaux convertis remettre en place les portraits et sentences du Maréchal qu’ils font en ce moment disparaître discrètement des édifices. »
1945 – Fin de la guerre en Asie
Pierre Boulle se remet de ses longs mois de détention à la mission de la France libre à Calcutta et reprend la lutte au sein des services de renseignement. En mars 1945, l’armée japonaise occupe le territoire indochinois, arrête les autorités coloniales françaises et massacre ceux qui résistent. La répression fera trois mille morts.
La guerre ne prendra fin qu’en août 1945 en Asie, après les attaques nucléaires contre Hiroshima et Nagasaki et la capitulation du Japon.
1945-1946 – Démobilisation et retour en Malaisie
Pierre Boulle rentre enfin à Paris où il est démobilisé à l’été 1945. Très vite, dès 1946, il repart sur une plantation de Malaisie. Il y retrouve ses amis britanniques, dont certains ont été faits prisonniers et ont connu les camps japonais. Il renoue avec l’ennui, la beuverie et la mauvaise conscience coloniale. Au sortir de la guerre, « j’étais devenu incapable d’exercer un métier rationnel », assure-t-il.
1949 – Les débuts de l’écriture
Il s’est mis à l’écriture en prison sous forme de courtes nouvelles qui seront reprises plus tard dans les Contes de l’absurde, publiés en 1953. Il décide en 1949 de faire de l’écriture son gagne-pain. Il démissionne, revient en France, loue une chambre d’hôtel minable à Paris. « Cette folle décision [de devenir romancier] m’apparaît aujourd’hui comme la digne conclusion d’une série d’aventures saugrenues. »
Son premier article est publié dans Le Monde, le 28 septembre 1949 : une lettre dans laquelle il réfute les contre-vérités de l’amiral Decoux sur son attitude pendant la guerre. Il ironise sur le « tour de passe-passe que seul un amiral -gouverneur peut expliquer ».
La question du bien et du mal au cœur de l’écriture
« Pierre Boulle est ressorti de la guerre poursuivi par l’idée que la question du bien et du mal n’était pas si tranchée », analyse Jean Loriot Boulle époux de la nièce de Pierre Boulle. Ce que confirme l’intéressé : « La relativité du bien et du mal a toujours été le fil conducteur de mes romans », affirme-t-il.
Cette question est au cœur du Pont de la rivière Kway et structure le personnage du colonel Nicholson, « ce colonel vertueux qui finit par se conduire comme un abominable traître ».
Le succès du roman, amplifié par l’adaptation cinématographique le sort de la précarité. Il vend près de six millions d’exemplaires, déménage dans le 16e arrondissement et s’installe dans l’appartement de sa sœur Madeleine, devenue veuve.
Loin de l’aventurier qu’il fut, il est devenu « un méditatif, un solitaire, un ermite qui vivait de peu, un moine entré en littérature. »
Régine Hausermann, d’après Benoît Hopkin
Le 10 avril 2023