Quand on est jeune de Phan Thi Vang Anh
Quand on est jeune de Phan Thi Vang Anh
Recueil de nouvelles publié en 1995, traduction et préface de Kim Lefèvre.
Editions Philippe Picquier 1996, édition de poche 2006, 170 pages.
Les 14 nouvelles du recueil ont comme cadre le Sud-Vietnam, l’ancienne Cochinchine, entre Saïgon, le Cap Saint-Jacques et Nha Trang.
Phan Thi Vang Anh, jeune écrivaine de 28 ans en 1996, fait surgir pour le lecteur une série de tableaux très fidèles à la réalité : l’agitation de la grande ville, les motos Honda qui tournent en rond autour du lac, dans les rues de la ville, les filles accrochées à la taille des garçons mais aussi des tableaux campagnards souvent liés aux vacances (Terre rouge, Le cambrioleur). La pluie tombe, il fait chaud, on s’enfonce dans la boue.
Pourtant l’action de plusieurs nouvelles se déroule dans un décor quasi abstrait, sans nom propre, même pour les personnages (Mimodrame, Entre gens cultivés, Enfantillages).
À l’ombre des jeunes filles en fleurs
Autre point commun, les personnages principaux sont des filles au sortir de l’adolescence, très souvent narratrices du récit. Dix jours est un journal intime, écriture fréquemment pratiquée par les adolescentes. L’héroïne de Kermesse cherche un beau carnet pour recopier ses chansons (d’amour) préférées. Ces filles sont empêtrées dans leurs histoires d’amour, leurs contradictions, expriment leurs désirs, sont plus ou moins audacieuses dans leur comportement à l’égard des hommes.
Certaines ont des relations sexuelles avec un petit ami ou avec un homme marié, d’autres sont effarouchées à l’idée qu’un garçon les touche. Elles ont un jugement souvent très sévère à l’égard de leurs aînés et des traditions. Certaines ne manquent pas d’ironie sur elles-mêmes non plus et vont assez loin dans l’analyse de la confusion de leurs sentiments.
Les femmes mûres restent des personnages secondaires à l’exception de Thuong, la femme épanouie et libre qui suscite le désir des hommes de trois générations et l’admiration de la narratrice anonyme. Les mères sont présentes dans de nombreuses nouvelles mais en tant que gardiennes du foyer et des traditions. On se souvient plus particulièrement de la mère amusée d’Enfantillages et surtout de la mère détestée de Mimodrame.
Le recueil se compose d’une série d’instantanés familiaux et sociaux qui ont pour cadre la maison familiale, l’université, la rue où on se déplace à moto, les cafés où on rencontre les amis
Gens des villes et des campagnes
Phan Thi Vang Anh revient dans plusieurs nouvelles sur les écarts importants entre la ville et la campagne : la peau plus blanche des jeunes des villes, leur élocution plus maîtrisée, leurs manières plus raffinées. Le beau Ba, bonimenteur du stand de loto, éblouit les jeunes filles de la petite ville provinciale. Chu, le bel étudiant du quartier, séduit Tuong, la jolie campagnarde, qu’il abandonnera pour une étudiante de la ville. Plusieurs récits font sentir également le fossé qui s’installe entre les générations, l’évolution des modes de vie : Nostalgie du passé est centrée sur cette incompréhension par les jeunes des coutumes ancestrales et la perte des racines.
Les hommes n’ont pas le beau rôle !
Les différentes narratrices sont très sévères à l’égard des hommes jugés indécis, faibles, égoïstes, jouisseurs et hypocrites. Les hommes mariés n’apparaissent que dans des récits d’adultère où ils font miroiter leur argent aux yeux de leur jeune maîtresse à qui ils expliquent qu’ils sont malheureux en ménage mais qu’ils ne peuvent quitter leur épouse. La duplicité du père dans Mimodrame est jugée particulièrement sévèrement parce qu’il est un professeur qui prêche la vertu à ses élèves et ses enfants. Les célibataires sont des Don Juan comme dans Tuong et Kermesse ou des gamins qui ne savent pas exprimer leurs sentiments (Fleurs tardives, Après le rendez-vous…, Enfantillages). Quelques figures masculines sont épargnées : le vieux monsieur Tao chez qui loge la belle Thuong et Hien l’amoureux sincère de Tuong dans les nouvelles éponymes…ce qui fait peu !
La lecture de l’ensemble donne l’impression d’une sorte de ronde, de parade amoureuse qui se décline sur des registres différents allant de l’humour au tragique. La légèreté et l’ironie amusée d’Autocar de nuit et d’Enfantillages sont en fait relativement rares. Ou les récits traduisent l’ennui, des déchirements qui expriment la souffrance des adolescents. Ou ils sont franchement tragiques. Phan Thi Vang Anh a d’ailleurs choisi de débuter et de clore son recueil par deux nouvelles très sombres.
On est sensible à l’acuité du regard de la romancière sur les scènes de la vie familiale et sociale, au féminisme qui émane de l’ensemble, au désir de changement dans les mœurs mais en même temps à la crainte qui inhibe. On a pris beaucoup de plaisir à lire ces chroniques d’une société en mutation qui croisent de nombreuses conversations intimes avec nos amies vietnamiennes.
Quand on est jeune
Le jeune Hoan raconte les circonstances du suicide de sa jeune tante, Xuyen, au Cap St Jacques, deux ans plus tôt. « Ma tante s’est suicidée en avalant des somnifères. Personne n’a réussi à la sauver car elle était étudiante en médecine et, de surcroît, grande lectrice de romans, si bien qu’elle avait pris une dose lui garantissant une mort certaine. »
Xuyen était follement amoureuse de Vy, un « dandy de province » qui se faisait entretenir par une riche maîtresse. Xuyen semblait accepter cette situation. Les amoureux séchaient les cours. Aux vacances d’été, Vy se volatilise. Xuyen doit repasser des examens mais ne réussit pas à travailler bien qu’elle risque d’être exposée à la honte de redoubler. Elle ment à sa mère, devient sombre et disparaît sans laisser d’explication.
« Le jour de son enterrement, Vy était à la plage. Il faisait très beau et il était très gai. »
• Un récit de 11 pages, « léger », en phrases courtes à la tonalité souvent ironique pour exprimer le drame vécu par cette Bovary encore adolescente refusant les compromis.
Autocar de nuit
Ils sont sept dans l’autocar qui les emmène de Saïgon à Ha Tien, sauf le beau Luong qui rentre chez lui au nord de Cao Lanh. Les autres passagers sont deux hommes mûrs et quatre jeunes filles : Lan Hoa ne cesse de lorgner Luong, Lan a le mal des transports, Ngai somnole et Giang dort dans le fond du bus. Arrêt en cours de route, Giang rejoint les autres, Luong la trouve très belle, décide de suivre le groupe à Ha Tien…tandis que Giang songe à son amoureux qui lui manque déjà !
• Émois adolescents sous la lune, élans romantiques de la jeune Lan Hoa, désir de Luong pour Giang, réflexion sur le chômage qui l’attend après trois ans de fac : instantanés de la jeunesse vietnamienne. (10 pages)
Dix jours
Dix jours dans le journal intime de An, dont l’amoureux est parti dans son village natal pour le Têt. Dix jours à subir les sempiternels rites du Têt : préparatifs, repas, visites de la famille, des amis, pétards… Mauvaise humeur de An s’accentuant au fil des jours car ses lettres restent sans réponse. Dix jours interminables jusqu’au retour du garçon. « Pourquoi ne m’as-tu pas écrit ? – Franchement je ne sais pas. »
An descend de la « moto qui tournait au hasard des rues » et va sécher ses larmes avec ses copines. Un chagrin d’amour qui finit mieux que celui de Quand on est jeune.
• Variation sur les désirs et les chagrins mais intéressant récit documentaire sur la fête du Têt vécu à travers la sensibilité de la narratrice. (15 pages)
Nostalgie du passé
C’est jour de cérémonie à la Maison communale. La narratrice doit s’y rendre avec sa mère et la cousine Tuong qui ont revêtu « leur tunique traditionnelle toute neuve ». L’oncle Mai fait partie des Anciens en « tuniques bleues ». Le public compte beaucoup de vieilles femmes en tenues traditionnelles, « affublées de faux chignons d’un noir brillant, maquillées comme au temps de leur jeunesse […] mâchant le bétel ». La narratrice et son jeune cousin Lu sont mal à l’aise, « entourés de tous ces vieux », ils ne comprennent pas le sens des rites, que la mère doit leur expliquer.
L’après-midi, ils doivent assister au spectacle théâtral composé d’extraits de deux pièces anciennes : Bach Ly Hê et San Hau. Mais la pièce préliminaire leur semble interminable et ils obtiennent l’autorisation d’aller se promener. Ils iront faire du vélo, voir un film de kung fu dans un café !
• Récit (12 p) sur le fossé des générations, la perte des « racines », mené avec vivacité et un grand sens du détail qui nous fait revivre l’atmosphère si particulière de ce genre de fête au village vue selon le point de vue ironique de la jeune narratrice.
Enfantillages
Le jeune Tuong est amoureux de Hoan mais il a trois ans de moins qu’elle et Hoan rêve d’être d’aimée par un homme âgé qu’elle appellerait « Monsieur » et lui « Chérie » comme elle l’a lu dans un roman. Elle est dure avec Tuong, « achète un tas de revues spécialisées sur les choses qui touchent à l’amour »…pour finir par se rendre compte qu’elle éprouve quelque chose pour Tuong. Comme les questions qu’elle pose à sa mère n’obtiennent que des réponses moqueuses, elle décide de tenir un journal intime. « Impossible de confier à quelqu’un des sentiments aussi compliqués », conclut la narratrice sur un ton amusé. (11 pages)
Thuong (14 pages)
Acte 1 – Melle Thuong surgit dans la vie de M. Tao, un vieil homme qui vit seul et ne l’a pas vue depuis trois ans. Il tombe de nouveau sous le charme de cette jeune femme indépendante et pleine de vitalité qui accepte son hospitalité. Sa vie en est transformée.
Acte 2 – Thuong prépare un délicieux plat de canard farci pour M. Tao et son petit fils, un adolescent venu lui rendre visite. Elle est fantasque, rentre et sort quand elle le souhaite.
Acte 3 – Lam tombe amoureux de Thuong qui lui semble « la féminité même ».
Acte 4 – Les parents de Lam viennent déjeuner chez M. Tao : Ngoc sa fille est grincheuse comme d’habitude, s’inquiète que Thuong s’incruste chez son père.
Acte 5 – Phuong, le gendre de M. Tao a eu une aventure avec Thuong, quelques années plus tôt. « C’était une fille légère, qui menait sa vie de façon très occidentale ». Il craint qu’elle ne soit revenue pour le révéler à sa femme. La peur de Phuong fait éclater de rire Thuong qui décide de partir le jour même.
• Portrait de femme mûre, libre, belle, sensuelle, qui attire le grand-père, le petit-fils et le père. On sort des amours purement adolescentes pour aborder la question du désir confronté aux convenances et révéler l’hypocrisie sociale.
Entre gens cultivés
C’est l’été, les étudiants studieux suivent des cours supplémentaires et ont des places numérotées. Mais voilà que la place de Xuyen, la narratrice, est prise par une étudiante qui ne veut pas la lui rendre, prétextant qu’on lui a pris la sienne. Xuyen perd son calme, traite l’autre étudiante de « voyou », s’entend accuser de parler mal, « entre gens cultivés »…Outrée de tant de mauvaise foi, elle ne sait plus que dire. (9 pages)
Kermesse
Séquence 1 – Les forains se sont installés dans la banlieue, il pleut, les enfants sont excités et rassemblés devant le stand de loto animé par Ba. A l’auberge où il va manger les nouilles avec ses copains, Ba « drague » la belle serveuse Thao.
Séquence 2 – Thao va au marché avec sa copine Hang pour acheter un joli carnet sur lequel recopier des chansons. En passant à moto, elles aperçoivent le beau Ba à la peau si blanche. Thao rêve d’amour…
Séquence 3 – Ba écrit des lettres tendres à Thoa, se promène avec elle mais part au bout d’une semaine, lui disant qu’il reviendra au Têt mais lui demandant de ne pas l’attendre. « Thoa est comme toutes les filles qu’il a rencontrées, ici et là, des filles crédules, toujours prêtes à prendre leurs désirs pour des réalités, si bien qu’il lui suffit de leur jeter quelques poignées de belles paroles pour que l’amour germe dans leur cœur comme la mauvaise herbe. »
Séquence 4 – Ba n’est pas revenu, sur le terrain vague où il avait installé son stand ont été construit des maisons… mais Thoa l’attend, « ne se doutant pas qu’elle est en train de remplir tout naturellement la mission sacro-sainte de la femme : attendre. »
• Tonalité désenchantée pour cette nouvelle se déroulant sous un ciel gris et pluvieux. La narratrice, extérieure au récit, analyse avec lucidité le cynisme du jeune homme et la crédulité de la jeune fille immature tout en peignant le cadre réaliste au moyen de quelques touches justes et efficaces. (10 pages)
Après le rendez-vous
Giang la narratrice, étudiante, a comme amant un homme marié, Lam, qui vient la voir chaque week-end du cap St Jacques. Mais Giang aime Bao, un étudiant célibataire qui ne se décide pas à lui dire les mots, à faire les gestes qu’elle attend et préfère passer ses soirées à jouer au billard avec ses copains. Pourtant il s’étonne que Giang ait déserté les cours de rattrapage de l’été lorsqu’elle le rencontre par hasard chez une amie. Que faire ? Retourner aux cours de rattrapage, lâcher Lam ?
• Récit (12 pages) sur l’indécision, l’insatisfaction, l’incapacité à voir clair dans ses désirs, à désirer une chose, un homme et son contraire.
Tuong
Tuong a 19 ans et vit à la campagne. Sa mère envisage de la marier à Hien : les deux mères sont d’accord mais Tuong trouve Hien très antipathique et refuse le mariage : « Nous ne sommes plus au temps des mariages forcés, heureusement ! » s’exclame-t-elle.
Coup de chance pour elle, tante Ut qui vit à Saïgon a besoin d’une aide pour un an car son mari est parti étudier à l’étranger. Tuong est heureuse de s’éloigner de Hien mais est effrayée par la grande ville. Elle est pourtant très vite adoptée par les gens du quartier qui louent sa beauté et trouvent qu’elle n’a pas l’air d’une fille de la campagne. Elle tombe amoureuse du beau Chu – étudiant venu de Nha Trang qui loge chez une tante – devient sa petite amie. Ils se retrouvent dans une « chambre louée »…puis Chu disparaît.
Lorsque le mari de tante Ut rentre, Tuong se hâte de rentrer à la maison. Hien n’est pas marié, il est toujours amoureux de Tuong, qui commence par accepter sa présence pour tromper sa souffrance, puis devient sensible à sa dévotion, prend plaisir à être avec lui, aime qu’il touche ses cheveux et finalement se décide à l’épouser…et même à l’aimer.
• Fin heureuse pour ce récit qui insiste sur les différences de mode de vie et de pensée entre la ville et la campagne et nous montre la difficulté à sortir de son milieu, le poids des préjugés sociaux. (10 pages)
Le cambrioleur
Une des rares nouvelles où il n’est pas question d’amour mais d’une anecdote lors de vacances passées par trois cousines chez leur grand-mère à la campagne. Nu, la narratrice, a maladroitement fait tomber un volet et n’ose avouer sa bêtise alors que sa grand-mère croit que c’est l’œuvre d’un cambrioleur. La grand-mère est tracassée par cet incident, craint le retour du cambrioleur mais Nu ne réussit pas à avouer. Elle ne réussira à le faire que le jour de son départ …et à provoquer le rire de sa grand-mère. (6 pages)
Fleurs tardives
Bientôt le Têt et Hac devrait enlever les feuilles excédentaires des abricotiers pour qu’ils fleurissent pour la fête. Mais en l’absence de sa mère, elle ne parvient pas à se motiver pour le faire. Elle se sent vieillir, pense aux « petits fiancés » qui ne viennent plus lui rendre visite.
Le jour du Têt, elle est triste, déprimée. La fête passée, sa mère trouve le temps de défeuiller les abricotiers qui finissent par fleurir, le jour où justement, une amie de Hac lui amène un garçon à qui elle ne trouve rien à dire.
• Titre métaphorique pour ce court récit au ton désenchanté qui ne laisse pas encore percevoir l’éclosion de Hac. (5 p)
Terre rouge
La narratrice Ha a proposé à sa copine de venir passer les vacances dans sa famille qui vit dans une plantation d’hévéas. Elle est d’humeur exécrable parce que son copain Tuyen l’a lâchée, que le ciel est gris et le sol rouge gorgé d’eau. La maison est pleine d’enfants, de jeunes filles. Hai, cousine de Ha est bizarre, échevelée, le « regard imbécile ». C’est la fille du premier amour de l’oncle, une « cinglée » que personne n’aime sauf Hoai, une cousine fille unique très belle. Lorsque celle-ci est là, personne ne peut importuner Hai. Mais quinze jours après la rentrée scolaire, la narratrice apprend que Hoai s’est noyée lors d’un pique nique. Son esprit ne peut se détacher de la détresse et de la solitude de Hai qui a perdu sa protectrice.
• L’égocentrisme de la narratrice uniquement préoccupée de ses peines de cœur s’est mué en altruisme : grâce à l’expérience vécue dans les terres rouges, elle a appris à sortir d’elle-même et à compatir à la souffrance d’autrui. (15 pages)
Mimodrame
Une jeune fille découvre un billet écrit par son père et portant la mention : « Ma chérie… »
Elle jubile à l’idée de se servir de cette monnaie d’échange pour obtenir les libertés que son père lui refuse : ramener un copain à la maison, rentrer tard… Son père, à qui elle donne une photocopie du billet, vit dans l’angoisse d’être dénoncé par sa fille. Il est un « sous-directeur de lycée exemplaire » et prêche la vertu à ses élèves. Il est un mari respecté et aimé et craint que son hypocrisie ne soit démasquée. Mais sa fille est si malheureuse dans sa famille qu’elle ne réussit pas à jouir de son nouveau statut. Tandis que son père est rongé par l’angoisse, elle est rongée par sa haine des hommes, « des escrocs en puissance » et le mépris qu’elle éprouve pour sa mère si crédule, si esclave.
• Un récit âpre sur l’hypocrisie révélée à la conscience d’une jeune fille et ses conséquences dramatiques sur sa personnalité. (7 pages)