Une sortie honorable d’Éric Vuillard
Éditions Actes Sud, 2022
Éric Vuillard, né à Lyon en 1968, s’intéresse à l’Histoire et à sa narration.
En 2017, il obtient le prix Goncourt 2017 pour L’Ordre du jour qui met en lumière des hommes d’influence allemands, en février 1933. Vingt-quatre messieurs tirés à quatre épingles – les Krupp, Siemens, Von Opel et autres – sont invités par Hitler et Goering, le 20 février, à une réunion secrète. Le parti nazi invite les puissants du monde économique et financier à mettre la main au portefeuille. L’ordre du jour est le suivant : se débarrasser du communisme et des syndicats pour être tranquille pendant un siècle au moins ! « Et ils se tiennent là impassibles, comme vingt-quatre machines à calculer aux portes de l’Enfer. » L’aventure n’a duré qu’une douzaine d’années mais a engendré des horreurs. Et les entreprises sont toujours là en 2017, toujours puissantes. Éric Vuillard insiste : « Notre monde est dirigé par eux. » Ces entreprises qui ont exploité la main-d’œuvre des camps de concentration « sont nos voitures, nos machines à laver, nos produits d’entretien. »
Et l’auteur de citer Montesquieu pour mettre en garde sur le danger de la concentration des pouvoirs. « Ce qui se passe aujourd’hui ».
Une sortie honorable
Une sortie honorable nous transporte une vingtaine d’années après, en 1950 au moment où la France perd la main en Indochine, reconquise par le Viêt-Minh. L’enjeu est de sortir de la guerre qui coûte trop cher alors que la France commence à connaître de sévères échecs militaires. La chute de Cao Bang – place forte tenue par les militaires français pour protéger les intérêts des capitalistes français qui exploitent les mines d’étain – affole l’Assemblée nationale et la banque d’Indochine.
Le premier chapitre plante le décor de la maltraitance au travail dans les plantations Michelin, pour le plus grand profit du capital.
Les cinq chapitres suivants s’attachent à décrire la séance du jeudi 19 octobre 1950 à l’Assemblée : les jeux de pouvoir, les antagonismes et les interventions de quelques députés hauts en couleur.
Suivent treize chapitres – certains très courts – consacrés à la stratégie suivie par la France qui va conduire à la défaite de Diên Biên Phu et à l’humiliation retentissante de l’armée française.
La défaite est somme toute limitée car le conseil d’administration de la banque Rivaud, qui se déploie dans un chapitre 20 – très étoffé -, apprend de la bouche de son président que le dividende versé par action a été multiplié par trois en un an. « Il était rigoureusement proportionnel au nombre de morts, » commente Éric Vuillard.
L’avant-dernier chapitre intitulé – L’œil du cyclone – reconstitue le long monologue intérieur du président du conseil d’administration rentrant chez lui. Enfin le dernier est un saut dans le temps qui conduit à la chute de Saigon et la défaite des États-Unis devant l’armée du Viêt-minh en 1975.
La méthode Vuillard : entre histoire, littérature et politique
► L’histoire d’abord. Mais un sujet qui le saisisse
Ici le déclic a été le court film tourné en Indochine par un opérateur Lumière : « Enfants annamites ramassant des sapèques devant la pagode des dames. » Je me souviens combien j’avais été choquée par la violence des images qui montrent deux dames occidentales souriantes, bien habillées, descendant des escaliers et lançant des pièces à des enfants indochinois miséreux. Quelle bonne conscience ! Éric Vuillard parle de son trouble devant le contraste de la scène : « Ce qui m’avait troublé, c’était le rapport entre l’insouciance de cette scène, au nom de conte oriental, et le fait que, dès qu’on la regardait mieux, on y voyait quelque chose d’absolument insoutenable, au-delà du folklore colonial habituel – pousse-pousse, palanquin, etc. »
Déclics complémentaires pour Éric Vuillard : un guide de voyage en Indochine daté de 1923 et le manque de textes sur la guerre d’Indochine, du côté français comme du côté vietnamien. « C’est en somme à la fois cette carence du savoir, la violence terrible d’une des guerres les plus meurtrières prolongée par celle du Vietnam, et cette petite scène devant la pagode, qui formaient ensemble, par contraste, une sorte d’unité de mesure de ce qu’a été la vie coloniale. C’est ce contraste qui m’a poussé à écrire ce livre. »
► Une documentation au plus près des gens
La lecture laisse supposer toutes les recherches préliminaires qui permettront à l’auteur de reconstituer – au-delà des faits – les atmosphères, les convictions, les mentalités, les pensées des protagonistes. Éric Vuillard s’est bien sûr penché sur les archives mais aussi la filmographie et les images sur la guerre d’Indochine, notamment celles de Raoul Coutard. Avant d’être un célèbre chef opérateur, Raoul Coutard (1924-2016), a servi comme sergent dans l’infanterie coloniale au Laos en 1946-47. En 1950, il devient reporter photographe pour le SPI, service de presse et d’information de l’armée française, lors de la chute de Cao Bang. Le général De Lattre décide d’intégrer des professionnels de l’image lors des combats. C’est ainsi que Raoul Coutard obtient son accréditation de photographe aux côtés du caméraman Pierre Schoendorffer.
► Un travail de recomposition adoptant le point de vue de la France colonisatrice
« Tout récit est une recomposition et la vérité historique est subjective, affirme-t-il, sauf les faits. » Éric Vuillard aime se concentrer sur des scènes qui révèlent les comportements des puissants – politiciens et banquiers -, leurs intérêts et leurs motivations. Effet de zoom sur deux scènes fondamentales : la séance à l’Assemblée du jeudi 19 octobre 1950, le conseil d’administration de la banque après la chute de Diên Biên Phu dont il a lu les procès-verbaux.
► L’humour féroce et l’ironie
Il gratte le vernis de respectabilité des notables dans une galerie de portraits à la Daumier. Bande d’hommes jamais repus, méprisants avec les Vietnamiens, au point de ne pouvoir envisager de négocier avec Hô-Chi-Minh lorsque Mendès-France en fait la proposition. Il décrit les réflexes conditionnés de ce microcosme humain de dominants européens qui se sont appropriés des terres et leurs richesses par la violence coloniale. Il imagine, au plus près des personnages pour nous les rendre présents.
► La résonance avec le présent
« Nous voyons bien que nous marchons sans cesse dans les mêmes traces, que nous nouons toujours les mêmes fils autour des mêmes pantins, et ce ne sont pas des fils de fer attachant des poignets faméliques, ce sont des fils d’or liant et reliant les mêmes noms, les mêmes intérêts. »
Éric Vuillard raconte comme il fut saisi – en août 2021 – alors qu’il rédigeait son dernier chapitre sur la chute de Saigon. La télévision montrait les images de l’évacuation des troupes américaines d’Afghanistan, et des scènes de chaos à l’aéroport de Kaboul, où des milliers d’Afghans tentaient de fuir.
Lisant le rapport des inspecteurs du travail aux plantations Michelin, il tombe sur l’expression « épidémie de suicides », utilisée par la direction pour stigmatiser les suicides en série. Même expression que celle du PDG d’Orange.
Quant à « sortie honorable », on n’a pas encore entendu l’expression à propos de la guerre en Ukraine.
Chapitre 1 – Annexe très confidentielle à un rapport de l’inspection du travail
Éric Vuillard choisit d’entrer dans son analyse au scalpel de l’Indochine à l’époque coloniale par le thème du voyage en compagnie de trois illustres voyageurs. Montaigne qui affirme la nécessité du voyage. Flaubert qui précise que « cela rend modeste ». Puis Taine qui affirme « qu’on voyage pour changer, non de lieu, mais d’idées. »
Pourtant, un guide de voyage en Indochine daté de 1923 propose des rudiments de lexique qui contredisent nos illustres voyageurs. « Va chercher un pousse, va vite, va doucement, tourne à droite, tourne à gauche, relève la capote, baisse la capote, attends-moi là un moment, conduis-moi à la banque, chez le bijoutier, au café, au commissariat, à la concession. »
« C’était là le vocabulaire de base du touriste français en Indochine. » Aucun mot de remerciement ! Tel est donc l’état d’esprit du touriste et d’une société tout entière : donner des ordres, se conduire en maître.
Ce court paragraphe introductif pose le point de vue d’Éric Vuillard, qui enchaîne avec une longue séquence consacrée à la visite de deux inspecteurs du travail dans une plantation Michelin en Cochinchine, le 25 juin 1928. Tholance et Delamarre vont enquêter sur « des suspicions de mauvais traitements après une émeute des travailleurs ».
La visite organisée par le directeur et son adjoint donne l’impression d’un endroit propre et ordonné… jusqu’à ce que l’inspecteur fasse ouvrir des portes fermées. Changement de décor, les portes s’ouvrent sur des hommes maigres, entravés, blessés, apeurés. Même scène dans la plantation d’à côté. Mêmes dénégations des responsables, qui ne savaient pas et expriment leurs profonds regrets.
Malgré le rapport de l’inspecteur, rien ne changea dans les plantations. « Cette année-là, l’entreprise Michelin fit un bénéfice record de quatre-vingt-treize millions de francs. »
« Quelques années plus tôt André Michelin fait la connaissance de Frederick W. Taylor », à Paris et décide de planter ses hévéas selon les recommandations tayloriennes dans Les Principes du management scientifique.
« Un homme de l’intelligence d’un travailleur moyen peut être dressé au travail le plus délicat et le plus difficile s’il se répète suffisamment, et sa mentalité inférieure le rend plus apte que l’ouvrier spécialisé à subir la monotonie de la répétition. »
Pourtant certains hommes « de mentalité inférieure » ne résistent pas à ce traitement.
« La même année, trente pour cent des travailleurs périrent sur la plantation, plus de trois cents personnes. »
Éric Vuillard raconte avoir pu écrire ce chapitre après la découverte des rapports de l’inspection. Tout y est vrai !
Chapitre 2 – Dupont des Loges
Septembre 1950 à Cao Bang, le poste occupé par la France dans un paysage de rêve tombe aux mains du Viêt-Minh. Le régiment qui fuyait dans la jungle fut anéanti.
Le jeudi 19 octobre 1950, quinze jours plus tard, Edouard Herriot, président de l’Assemblée nationale, rend hommage aux forces armées en Indochine dont la mission est « d’assurer l’indépendance d’une nation associée à notre pays dans le cadre de l’Union française. »
Un député réveille l’Assemblée qui s’endort, Edouard-Frédéric Dupont, surnommé Dupont des Loges en référence à son engagement en faveur des concierges, « véritable armada d’indicateurs. »
Éric Vuillard prend plaisir à tracer le portrait de ce « chantre de Franco », ayant participé aux émeutes fascistes de février 1934, vice-président du conseil de Paris en 1941, et qui, sentant le vent tourner, en démissionne « un quart d’heure avant le déluge », en 1944. Une belle carrière l’attend puisqu’il sera élu de Paris pendant soixante-deux ans, pour dix formations politiques, la dernière étant le Front National.
En ce 19 octobre 1950, au lendemain de la défaite de Cao Bang, Dupont des Loges accuse Max Brusset, secrétaire d’État aux Forces armées, d’être responsable « de l’abandon matériel et moral dans lequel a été laissé notre héroïque corps expéditionnaire. »
Arrêt sur le pedigree de Max Brusset, homme de radio, touche-à-tout et fils de notaire, né à Neufchâteau et marié à une Valléry-Radot, « l’orgueil de la bourgeoisie ». La phrase s’envole, joue sur les niveaux de langue, pour retracer la séance à l’Assemblée. La charge est brillante.
Chapitre 3 – Intermède
Vers midi, le président Herriot s’en va déjeuner rue de Bourgogne, non sans avoir reboutonné sa veste, geste qui donne à lire une demi-page jubilatoire sur ce « réflexe conditionné » des hommes d’affaires et des politiciens.
« Est-ce vrai que la guerre nous coûte un milliard par jour, » demande un député ? C’est énorme ! Une dépense folle ! Les propos de ses collègues agacent le président qui voudrait pouvoir se concentrer sur les mêts. Il n’en a rien à faire de Cao Bang, il est avant tout maire de Lyon. Encore sept ans à régner sur la ville. « Combien il faut de charognes, de confrères exécutés, de carrières étranglées, pour qu’un seul gros bonhomme puisse monter les marches de la mairie de Lyon et s’installer un demi-siècle sur le trône. »
Mais la terrine arrive, Herriot se jette dessus, énorme et sans gêne, « la bête continue de vivre et de s’alimenter. » Les jeunes loups peuvent attendre. Il lui reste sept ans à vivre.
Chapitre 4 – La grande coalition
À la reprise de la séance, une jeune femme dans les loges réservées au public s’étonne de voir un Arabe prendre la parole. Un Arabe député ? C’est un Kabyle, « Abderrahmane-Chérif Djemad, député communiste de Constantine, » qui dénonce les morts à venir en Indochine où l’armée est composée essentiellement de coloniaux, Marocains et Algériens.
Dans la salle qui se repeuple, Daniel Mayer, un député du groupe socialiste, se lève pour « saluer tous les morts sans exception » et « rendre hommage un hommage respectueux et déférent aux soldats qui se battent, là-bas, sous les couleurs de la France. » Applaudissements unanimes dans les travées de l’Assemblée. C’est au tour d’un autre député de prendre la parole.
Chapitre 5 – Un député
Pierre Mendès-France, calmement, modestement, estime que pour gagner la guerre, il faut tripler les effectifs et donc, l’effort budgétaire. Or le budget de la nation est déficitaire. L’austérité s’impose. « La guerre coûte trop cher. »
Les « parlementaires-barriques » se réveillent. Le député sent qu’il a touché « leurs consciences de notables. » Il ne s’attend cependant pas à les gagner à son point de vue, ce jour-là. Mais il a écrit son discours, qu’il prononce d’un visage grave, nouveau, en ce 19 octobre 1950. « L’autre solution est de chercher un accord politique, un accord évidemment, avec ceux qui nous combattent, » lance-t-il sans agressivité.
Éric Vuillard imagine les sensations et réflexions du député, conscient d’avoir tourné le dos à ses convictions, la ligne de son parti, les positions de l’Assemblée. Il n’aurait jamais dû dire cela et pourtant, c’est la seule chose qu’il pouvait dire.
Chapitre 6 – Comment nos glorieuses batailles se transforment en sociétés anonymes
Retour en arrière sur les mines d’étain de Cao Bang ouverte en 1905 et qui a rapporté des millions jusqu’en 1950. Aucun colon français ne s’est établi à Cao Bang, ni à Dông Khê, ni à Mao Khê, dans ce Haut-Tonkin mal relié à Hanoi. Il suffisait de quelques ingénieurs et contremaîtres européens, d’une main-d’œuvre locale bon marché et d’un poste militaire pour assurer le site. Le siège de la compagnie était situé boulevard Haussmann à Paris, non loin de la banque d’Indochine.
La bataille de Cao Bang qui anime l’Assemblée mériterait donc d’être renommée bataille pour la société anonyme des Mines d’Étain de Cao Bang. Ce serait plus clair !
Même chose pour la bataille de Mao Khê en mars 51 alias bataille pour la Société française des charbonnages du Tonkin.
Et pour la bataille de Ninh Binh en juin 51 : la bataille du charbon !
Et pour celle de Hoa Binh en décembre 51 : la bataille de l’or !
« On comprendrait mieux la fureur des combats. »
Voilà ce que sont vraiment nos glorieuses batailles !
Chapitre 7 – Le caïd de l’Eure-et-Loir
Retour à l’Assemblée le 19 octobre 1950. Rien de notable jusqu’à 22 h 10 et l’intervention de Maurice Violette, quatre-vingts ans, maire de Dreux depuis cinquante ans, « Charlemagne de bureau de tabac », dont le visage est aux antipodes de la douceur évoquée par son nom. Éric Vuillard ne se retient pas pour éreinter celui qui, un instant plus tard, va accuser Pierre Mendès-France – dont la vie fut menacée comme Juif sous Vichy – de se comporter comme en 1940, lors de la capitulation de Pétain. Edmond Michelet renchérit, « il ose un parallèle déplacé, indécent, il rapproche Mendès de ceux qui ont cherché à le faire mourir. »
Le vieillard Violette met en garde contre des négociations avec Ho-Chi-Minh qui serait un mauvais signal pour l’empire colonial français. « Toute faiblesse de notre part entraînerait l’effondrement de notre pays. »
Chapitre 8 – Meet the press
Après le désastre de Cao Bang, De Lattre de Tassigny est envoyé en Indochine comme haut-commissaire et commandant en chef. Il développe l’armée nationale vietnamienne avec laquelle il remporte de courtes victoires, grâce à l’emploi du napalm.
Il s’engage dans un tour du monde pour « défendre la cause du monde libre ». Sommet de sa tournée, une émission de très regardée de NBC –Meet the press- pour laquelle il a été préparé par le sénateur Henry Cabot Lodge. Éric Vuillard y décrit le malaise du général français, sa difficulté à saisir les perches qui lui sont tendues. Il arrive tant bien que mal à faire passer le message essentiel : il n’est pas venu chercher des soldats mais du matériel, cette guerre est une guerre contre les communistes, comme en Corée. Avec l’aide de Cabot Lodge, il réussit à affirmer deux contre-vérités énormes : « Nous faisons en ce moment en Indochine une guerre qui est sans intérêt matériel pour mon pays. Nous avons donné aux nations associées toute leur indépendance. » Effarant !
Chapitre 9 – Une sortie honorable
Mais après Cao Bang, il faut se résoudre à trouver une sortie honorable. Après la mort de De Lattre, la France cherche un huitième commandant en chef. Ce sera le général Henri Navarre, nommé en mai 43. « On le nomma pour trouver une solution introuvable, à un poste dont plus personne ne voulait. »
Après un truculent CV du général, Éric Vuillard s’interroge sur sa personnalité : « Mais qui était Navarre ? Tout le monde l’ignore. »
Chapitre 10 – Une visite à Matignon
Le général Navarre se rend à Matignon où l’attend le Président du conseil (des ministres), autrement dit le Premier ministre comme on dit depuis le début de la cinquième République en 1958. Éric Vuillard voit et entend tout, essayiste omniscient et sans complaisance. René Mayer sait flatter le général et lui donner confiance, non sans lui avoir dit deux choses contradictoires : qu’il pouvait compter sur lui et qu’aucun renfort ne lui serait envoyé.
Chapitre 11 – Le plan Navarre
À son arrivée, Navarre constate que l’équipe de De Lattre fait ses valises. Il ne s’en émeut pas, croit en son étoile et s’appuie sur le général Cogny, le seul membre du haut commandement à rester. Au bout de quelques semaines, le général, fort de sa connaissance des cartes, arrête son plan.
En France en juillet, le comité de la Défense nationale salue son travail mais lui demande de réduire les coûts. Malgré les subsides des États-Unis – 40 % des frais de guerre – Navarre doit revoir sa copie. Fin octobre, Navarre apprend que « le viet-minh semble avoir renoncé à l’attaque du delta et lancé la division 316 vers le Laos. » Il décide alors – contre l’avis du général Cogny – de concentrer ses forces dans la vallée de Diên Biên Phu qui donne accès au Laos.
Chapitre 12 – L’installation
Deux pages pour décrire la métamorphose d’une vallée paisible et agricole en camp retranché, capable de contenir dix mille hommes, entre le 20 octobre 1953 et la fin janvier 1954. Et tout cela « parce qu’un général français né dans le Rouergue avait donné rendez-vous ici au fantôme des batailles. »
Chapitre 13 – Christian Marie Ferdinand de la Croix de Castries
Descendant d’une dynastie remontant à 1469 et un usurier anobli, Christian Marie est « un drôle de zigue » ! Il aime la fête et la débauche. C’est à lui que Navarre confie le commandement de Diên Biên Phu. Il a hésité, préférant la cavalerie et les vastes espaces. Mais bon, il est là, et s’ennuie. Il faut lire les trois pages du chapitre pour savourer le portrait-charge du colonel petit-maître et mesurer le ridicule d’un nom qui n’en finit plus.
Chapitre 14 – Encerclement
Le camp retranché est encerclé. « Le 7 décembre, la piste Pavie est coupée. » D’où une longue réflexion de l’auteur sur la différence entre les cartes et la réalité.
En février 1954, Navarre reçoit « des Parisiens qui viennent se faire une idée » : M. Jacquet, secrétaire d’État chargé des Relations avec les États associés ; M. de Chevigné, secrétaire d’État à la Guerre, M. Pleven, neuf fois ministre. Questionné par ce dernier, le général Fay, chef d’état-major de l’armée de l’air donne un avis tranché : « Je conseille au général Navarre de sortir de Diên Biên Phu, sans quoi il est perdu. » Pourtant, avant son départ, Pleven a remis à Navarre la plaque de grand officier de la Légion d’honneur.
Chapitre 15 – Béatrice ! Béatrice !
Tel est le prénom qu’on avait attribué au point d’appui principal du camp retranché de Diên Biên Phu. Après avoir fait raser par des prisonniers et des Arabes tout ce qui pouvait gêner les manœuvres, « Béatrice se tenait fièrement au milieu de son bouquet de pitons pelés. »
Le 13 mars, l’attaque du viêt-minh est imminente, les populations thaïes habitant entre les deux camps quittent les lieux. Des avions français à terre, brûlent..
C’est alors que Christian Marie Ferdinand de la Croix de Castries voit émerger de la fumée une « chose » qu’il ne parvient tout d’abord pas à nommer : « l’armée nationale populaire ».
L’attente est longue. Prévu pour 17 h, l’assaut du viêt-minh est lancé à 17 h 30. Le camp retranché est pulvérisé. Des décombres partout, des secousses. « Béatrice n’existe plus ».
Castries est sonné. « Pendant les deux mois qui vont suivre, Castries ne sortira plus une seule fois de son abri. Il portera son heaume nuit et jour et fera scrupuleusement des besoins dans le casque de son enseigne. »
Chapitre 16 – Navarre dans le détail
Navarre prépare une contre-offensive depuis Saigon. Mais l’opération Atlante patine. Un soir, le général sortant du cinéma Eden se met à rêver, à son bureau. Depuis longtemps, il pense à écrire « une petite note érudite sur l’enfance d’Antoine Henri de Jomini, le plus grand penseur militaire du XIXe siècle, le devin de Napoléon. » Saisi d’un doute, il se met à relire le Précis de l’art de la guerre de Jomini, pour s’apercevoir avec horreur qu’il s’est trompé sur toute la ligne avec son camp retranché. « Quelle tuile que dans toute l’armée française toute personne n’ait relu Jomini l’année dernière ! » C’est alors qu’une vision d’horreur lui apparaît, les yeux du général Vô Nguyen Giap puis son visage. Le vainqueur de Diên Biên Phu, qui a dû lire Jomini, lui ! « Ah, on a peut-être mal fait de leur apprendre à lire à ces Vietnamiens, et dans notre langue ! »
Chapitre 17 – Les diplomates
21 avril 1954 – John Foster Dulles, secrétaire d’État américain, rencontre Georges Bidault à Paris. La situation est désespérée. Dulles propose deux bombes atomiques à la France, pour sauver Diên Biên Phu. Choqué, Bidault rend compte à Maurice Schumann, secrétaire d’État aux Affaires étrangères.
John Foster Dulles appartient au clan des Dulles : frère du directeur de la CIA, petit-fils et neveu de secrétaires d’État. Éric Vuillard entrevoit de nombreux cadavres dans le sillage de cette famille qui vient de « commanditer la chute du Premier ministre iranien qui voulait nationaliser le pétrole. » Pour l’heure, c’est une autre affaire qui l’occupe : la destitution du président du Nicaragua près de signer une réforme agraire contraire aux intérêts d’une multinationale américaine. Conséquences : installation d’une junte militaire et des centaines de milliers de morts.
Suivent huit pages, hommage à Patrice Lumumba et à la férocité du clan Dulles qui, en janvier 1961, est aux manettes pour se débarrasser « du premier ministre du Congo, tout juste indépendant. »
Chapitre 18 – Télégrammes
Retour à Saigon peu avant la visite de John Foster Dulles à Paris, Navarre soutient une position nouvelle : le télégramme appelant au cessez-le-feu affole l’état-major. En mai, Navarre change d’avis. Personne n’y comprend plus rien. Politiciens et militaires se divisent. « C’est l’affaire Dreyfus des nigauds, le Panama des crétins. À l’heure où la guerre est déjà perdue, on s’étripe de toutes parts. »
Mais le camp retranché va tomber. Éric Vuillard se livre à une longue restitution des réactions de Navarre, ce militaire exemplaire, sorti de Saint-Cyr. La honte, l’humiliation d’avoir perdu avec une armée moderne contre « une armée de paysans ». « N’était-il pas le tout premier à perdre contre des métèques, des jaunes ! » A-t-il envisagé de se suicider ?
Chapitre 19 – Les partisans
1er mai aux Tuileries. On vend du muguet tandis que le camp retranché tient encore quelques jours. Le chapitre est court, à peine deux pages dont je retranscris les deux derniers paragraphes.
« Au matin, de tout petits hommes, vêtus de mauvaises toiles vertes, portant aux pieds des semelles de pneu, atteignent les crêtes. Ce sont les coolies des plantations Michelin, les mineurs de Ninh Binh, des paysans annamites. À présent, ils tiennent une mitraillette et ils enjambent des morts. Il y a des débris de toutes parts, blockhaus pulvérisés, bouts de bois, morceaux de tôle, fils de fer. Tout ça traîne inerte, dans la boue visqueuse, comme après l’orage. Et la grande bataille qui promettait au moins une fin terrible, s’achève comme une partie de polo. Des colonnes de soldats se forment. Les Vietnamiens pénètrent dans les abris en se bouchant le nez. Ils découvrent des monceaux de cadavres et des tapis de merde. Pour le dernier coup de fil entre Cogny et Castries, il n’y a pas eu de « Vive la France ! » comme on l’a raconté ; et, malgré une avalanche de démentis, Castries a bien hissé le drapeau blanc. Passerat raconte même, qu’à l’irruption du Viêt-minh dans le PC, il aurait crié : « Ne me fusillez pas ! »
Le lendemain, à Paris, le 8 mai, sous l’Arc de Triomphe, on célèbrera la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et samedi soir, à Hanoi, pour l’une des dernières fois, les boites de nuit seront combles. »
Chapitre 20 – Un conseil d’administration
Arrivé en premier, Minost le président du conseil d’administration de la banque Rivaud. En second, Jean Bonnin de la Bonninière de Beaumont, au nom improbablement long et qu’Éric Vuillard qualifie « d’énergumène ». Puis Jean de Beaumont, François Marbaud. Tous prêts à jouer leur rôle, indéfiniment. Tous issus du même monde.
« Il existerait à Paris un triangle sacré, entre la Bièvre, le parc Monceau et Neuilly, où les spécialistes prétendent avoir découvert l’existence d’un microclimat. »
Éric Vuillard se lance alors dans une phrase brillantissime pour caractériser ce petit monde.
« Sous l’influence de la culture éco-paysagère des larges boulevards, des jardins des hôtels particuliers, de l’exposition idéale de vastes terrasses de café, grâce à la présence d’un léger ourlet forestier, de la douceur du feuillage du noisetier de Byzance, de la fraîcheur qu’apportent les subtiles fleurs blanches de l’arbre à perles qui, une fois fanées, se dispersent avec régularité sur les pelouses, les courbes hygrométriques diurnes (et moindrement nocturnes) se trouveraient modifiées, ce qui permettrait à une faune délicate de croître et de vivre heureuse, loin des éboulis de Belleville, au climat plus rude, et très loin des plaines mortifères du Nord de la capitale, où prolifère une population robuste mais primitive, cette zone forme une oasis où la présence conjuguée de l’eau des bassins et de l’ombre des arbres encouragerait, depuis des lustres, la croisssance d’une population protégée, les futurs hommes d’affaires. »
Ainsi se pressent au 96 boulevard Haussmann, 8ème arrondissement de Paris, les spécimens de ce microclimat favorisé par l’endogamie et par l’inceste.
Toutes les activités commerciales indochinoises sont dirigées par la banque. Et d’autres – salines, plantations, phosphates… – à Djibouti, en Tunisie ou à Madagascar, par le jeu des filiales.
Mais il est temps de passer aux chiffres. Le dividende versé par action a été multiplié par trois en un an. « Il était rigoureusement proportionnel au nombre de morts », commente Éric Vuillard. On jubile autour de la table. Sauf Minost sans doute, le seul à ne pas être né dans le « triangle sacré » et placé à ce poste pour « effacer l’opprobre de la collaboration », qui éprouva du dégoût.
Chapitre 21 – L’œil du cyclone
C’est l’image choisie par l’auteur pour décrire le monologue intérieur de Minost – le président du conseil d’administration – qui rentre chez lui, où l’attend sa famille. Retours en arrière qui éclairent l’engagement de la banque en Indochine, puis son désengagement dès avant Cao Bang. Que de profits réalisés grâce à la colonisation et à la guerre. Minost n’en est pas fier mais se reprend, fier de la stratégie gagnante. Pourtant, ne s’étaient-ils pas enrichis « en spéculant sur la mort ? »
Chapitre 22 – La chute de Saigon
Ellipse temporelle. On saute par-dessus vingt ans de guerre, puisque, à peine finie la guerre d’Indochine, commençait celle du Vietnam. C’est le chaos à Saigon encerclée par le Viêt-Minh. La guerre, qui a éclaté à la suite de la Déclaration d’Indépendance du Vietnam par Hô-Chi-Minh, le 2 septembre 1945, et qui, selon De Lattre devait durer deux ans, aura duré trente ans. Trente ans de malheur pour le peuple vietnamien. Éric Vuillard se livre à un bilan macabre qui rend compte du désastre : « Quatre millions de tonnes de bombes, davantage que toutes celles larguées pendant toute la Seconde Guerre mondiale, par toutes les puissances alliées et sur tous les fronts. »
Le 29 avril 1975, les Américains déménagent. Éric Vuillard invite à voir les images des diplomates montant tant bien que mal à l’échelle de corde. Puis conclut :
« Quelle atmosphère de fin du monde, quelle débâcle ! Dans l’espérance dérisoire d’une sortie honorable, il aura fallu trente ans et des millions de morts, et voici comment tout cela se termine ! Trente ans pour une telle sortie de scène ! Le déshonneur eût peut-être mieux valu. »
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